Le New York Times, quotidien new-yorkais distribué internationalement et l’un des plus grands journaux américains, vient de consacrer un dossier exclusif à la dette de l’indépendance d’Haïti et au processus de réparation auquel la première République noire devrait avoir droit (1).
Le dossier, constitué de quatre articles, est signé de Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan. Ces journalistes ont mis plus d’un an de travail acharné afin de retracer dans les moindres détails l’histoire de la dette de l’indépendance d’Haïti.
Pour y parvenir, ils ont visité des centres de documentation les plus crédibles à travers le monde et rencontré des historiens, économistes et chercheurs haïtiens et étrangers.
En français et en créole haïtien
L’histoire est racontée en quatre articles, ainsi qu’avec un article graphique, a confirmé Constant Méheut, l’un des auteurs de la série d’articles. « Le tout vient d’être mis en ligne et a été également publié dans le journal papier pendant quatre jours à partir du week-end du 20 mai 2022. »
Les articles ont tous été traduits en français et, pour la première fois dans l’histoire du New York Times, en créole haïtien.
« Nous avons estimé qu’il était important que les Haïtiens, qui sont les plus touchés par cette histoire, la lisent dans la langue qu’ils parlent au quotidien. La version française, comme la version créole haïtienne, ne nécessitent pas d’être abonné au New York Times pour y accéder. Des liens ont été ajoutés au début de l’article pour accéder aux différentes versions », précise Constant Méheut qui avait, entre autres, réalisé de nombreuses entrevues avec des spécialistes haïtiens et étrangers sur la question.
Une enquête inédite
Les quatre journalistes du New York Times ont été secondés par une équipe de plus d’une douzaine de chercheurs attitrés. Le New York Times leur a accordé une année pour fouiller dans des archives sur deux continents. Ils ont voyagé dans plusieurs pays pour interviewer des experts. Le journal américain a également mis ses meilleurs designers, graphistes et éditeurs sur le projet pour s’assurer que le package final serait à la hauteur du sujet.
Le New York Times ne publie généralement pas de méthodologie, avoue Constant Méheut. Mais, pour ce dossier, il a estimé qu’il était très important de faire connaître la somme des sources historiques à partir desquelles l’équipe a travaillé pour produire les quatre articles. Des historiens ont confirmé au journal américain qu’aucune recherche n’avait encore calculé le montant de la « double dette » payée par Haïti avec précision.
Une rançon plutôt qu’une dette
En ce sens, le dossier du New York Times peut ouvrir de nouveaux horizons académiques en Haïti comme ailleurs. Le quotidien américain a décidé de publier ses données brutes sur la « double dette », collectées auprès de nombreuses sources, à la fois dans un effort de transparence et dans l’espoir que cela stimulera les recherches sur le sujet. Il espère que la série d’articles suscitera et éclairera un débat animé.
La colonie de Saint-Domingue, rappelle le New York Times, a été « le premier fournisseur en café et en sucre des cuisines de Paris et des cafés de Hambourg, générant des fortunes exceptionnelles pour un grand nombre de familles françaises. De l’avis de beaucoup d’historiens, c’était aussi la colonie la plus violente du monde ».
Les Haïtiens ont mis fin à l’oppression féroce des Colons en 1791 par la première révolte d’esclaves victorieuse du monde moderne. « Elle aboutit en 1804 à la création d’une nation nouvelle et indépendante, plusieurs décennies avant que la Grande-Bretagne n’abolisse l’esclavage ou que la guerre de Sécession n’éclate en Amérique », lit-on dans l’article intitulé La rançon : À la racine des malheurs d’Haïti : des réparations aux esclavagistes ».
Wall Street a aussi convoité les richesses d’Haïti
Paradoxalement, après l’indépendance du pays, plusieurs générations d’Haïtiens ont été contraintes d’indemniser les familles de leurs anciens maîtres esclavagistes.
Parmi celles-ci, le New York Times cite l’impératrice du Brésil, le gendre du tsar russe Nicolas Ier, le dernier chancelier impérial d’Allemagne, et le général Gaston de Galliffet, surnommé le « massacreur de la Commune » après sa répression sanglante de l’insurrection parisienne de 1871.
Ce fardeau, reconnait le journal américain, a pesé sur Haïti jusque dans le courant du XXe siècle. Et les richesses que les anciens esclaves tiraient de la terre ont généré d’immenses profits pour le Crédit industriel et commercial, ou CIC, une banque qui a cofinancé la tour Eiffel, et pour ses investisseurs. « Depuis Paris, ils ont eu, pendant des décennies, la mainmise sur les finances haïtiennes. Le CIC fait aujourd’hui partie de l’un des plus importants conglomérats financiers d’Europe », apprend-on à la lecture de l’article.
« Wall Street, elle aussi, a convoité les richesses d’Haïti, et elles ont assuré de très confortables revenus à la banque qui deviendra Citigroup. Supplantant l’influence française, celle-ci encouragea l’invasion américaine d’Haïti, qui sera l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire des États-Unis », écrivent les auteurs, comme pour admettre que le gâteau a été partagé entre les grandes puissances européennes et américaines.
La corruption gangrène le pays
« Violence. Tragédies. Faim. Sous-développement. Voilà plus d’un siècle que ces mots collent à Haïti. Enlèvements. Épidémies. Tremblements de terre. Assassinat du président – dans sa chambre, pour cette fois. Comment se fait-il, alors, que le pays voisin d’Haïti, la République dominicaine sur la même île, ait un métro, un système de santé subventionné, des écoles publiques, des stations balnéaires bondées et de longues périodes de croissance économique ? », s’interroge le New York Times.
Sa réponse : « La corruption, voilà l’explication la plus fréquente, non sans raison : les dirigeants haïtiens ont toujours fait main basse sur les richesses du pays. Il arrive d’entendre des élus parler ouvertement à la radio des pots-de-vin qu’ils touchent, et nombre d’oligarques bénéficient de monopoles lucratifs et échappent à l’impôt. D’après Transparency International, Haïti compte parmi les pays les plus corrompus au monde. Mais c’est sans tenir compte d’une autre histoire, celle-là rarement enseignée ou même reconnue. Haïti, le premier pays dont les esclaves se sont affranchis par eux-mêmes pour fonder leur propre nation, a été forcé de payer une nouvelle fois pour sa liberté — en espèces, cette fois. »
Comment réparer cette injustice ?
La France avait fait payer cet affront à leurs descendants — en espèces. Sous la menace permanente d’un retour forcé à l’esclavage. Vingt-et-un an après la proclamation de leur indépendance par les héros révolutionnaires haïtiens et leur serment de mourir plutôt que retomber sous la coupe de la France, des navires de guerre français surgissaient au large d’Haïti. Dans ce contexte, outre le paiement de la rançon, Haïti va devoir investir massivement dans la fortification pour éviter le retour à l’esclavage. Elle n’avait donc plus de ressources pour consacrer à la construction des infrastructures de développement économique et social.
Le montant payé par Haïti est resté un mystère, jusqu’à aujourd’hui, a confié le New York Times. Pour y apporter une réponse fiable, il a parcouru des archives centenaires. Ce sont les résultats de ces recherches que le journal américain a rendu publics. La « double dette » d’Haïti, c’est-à-dire la rançon et l’emprunt pour la payer, a précipité Haïti sur la voie de la pauvreté et du sous-développement, admet le quotidien new-yorkais. Le principal bénéficiaire du prêt à Haïti en 1875, selon le New York Times, est le Crédit Industriel et Commercial.
Comment réparer cette injustice qui a plombé le décollage économique d’Haïti ? Telle est la question qui irrite les grandes puissances impérialistes d’aujourd’hui.
(1) https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html
Source : Le Nouvelliste (Thomas Lalime)