Chlordécone. L’ancien ministre a des trous de mémoire

L’affaire du chlordécone traîne de juge d’instruction en juge d’instruction, à Paris, depuis 2006. De quoi s’agit-il ? D’un empoisonnement des terres et des hommes par un produit toxique utilisé dans les bananeraies pour tuer un charançon. Epandu à l’envie, durant des années, il a été interdit partout dans le monde dans les années 1970 et utilisé aux Antilles françaises, Guadeloupe et Martinique, jusqu’en 1993. 

Le chantage des gros planteurs,
l’entregent parisien des élus

Pourquoi ? Les planteurs de bananes ont dit que, sans les traitements, la bananeraie mourait tuée par le charançon. Ils ont actionné des élus locaux, députés, sénateurs, fait jouer leurs connaissances dans les cabinets ministériels et ont posé le problème : si la bananeraie disparait, plus de bananes, plus d’exportation de ce fruit prisé en Europe, plus de travail pour des milliers de salariés et de saisonniers jetés à la rue et pas commodes (les syndicats sont alors puissants dans le secteur), plus de rentrées d’argent pour les planteurs qui font tourner l’économie locale en développant d’autres activités lucratives (commerces, immobilier, etc.)… plus de soutien financier aux partis politiques toujours gourmands en périodes électorales. Bref, le marasme.

Alors, à Paris, les ministres assiégés accordent des dérogations, De 1973 à 1990, on n’a plus utilisé plus ce chlordécone qu’aux Antilles françaises. Les autorités ont fermé les yeux. De 1990 à 1993, la molécule est interdite partout mais il faut écouler les stocks colossaux. Socialistes, les ministres ? Pragmatiques. On sauve l’emploi, on calme des élus qui parfois voteront des lois de gauche alors qu’ils sont sensés être de droite, voir gaullistes. Et puis, les Antilles, c’est si loin… Un cynisme caractérisant bien cette époque.

Vingt ans plus tard, les médecins vont s’étonner du nombre conséquent de cancers de la prostate, du nombre de bébés qui naissent prématurés… aux Antilles françaises.

Ecologiste, un avocat pointois, Harry Durimel, la tête près du bonnet, apprend que des patates douces qui devaient être vendues sur le marché national, déchargées d’un bateau en provenance des Antilles dans un port français, a vu sa cargaison refusée. Impropre à la consommation ! Bourrée de chlordécone. C’est le début d’un énorme scandale. On apprendra vite que tout ce qui pousse dans la terre en Basse-Terre est impropre à la consommation. La terre a bu la chlordécone. La terre est gorgée de ce poison.

Le jeune avocat va déposer une plainte, travailler d’arrache-pied pour éviter que son dossier soit rejeté. A Paris, des forces occultes, activées par ceux qui, aux Antilles ne veulent pas que l’on sache, sont à l’œuvre. Pourtant, Harry Durimel ne lâche rien au fil des années qui passent. Les cheveux blanchissent, mais la volonté d’aller au bout du dossier de sa vie est intacte. 

Un courrier à Dupont-Moretti

Le 23 septembre 2020, Harry Durimel, avocat, a écrit à Eric Dupont-Moreti, pour s’étonner que le dossier chlordécone, ouvert le 24 février 2006, ne soit toujours pas instruit. Il lui rappelle les différents moments d’une procédure longue, semée d’embûches. On ne veut décidément pas que le dossier aboutisse à des mises en examen, à un procès. 

Un dossier enlisé puisqu’il met en cause huit ministres de l’Agriculture, de droite, de gauche, du centre, plusieurs gouvernements, quatre Premiers ministres, et des élus à foison, qui quand ils sont encore en lice, font semblant de ne rien savoir. Il y a aussi les importateurs de chlordécone et les exploitants bananiers d’alors qui déversaient le chlordécone à foison dans les champs de la Basse-Terre.

Le 21 janvier 2021 — sans doute les effets du courrier au Garde des sceaux — Harry Durimel est convoqué au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre. Il représente l’Union des Producteurs agricoles de Guadeloupe, l’Union régionale des consommateurs et la CGT Guadeloupe.

Il sera entendu par deux magistrates : Fanny Bussac et Brigitte Jolivet, cette dernière vice-présidente du tribunal de Paris en visioconférence.

De ministres du président
François Mitterrand
ont signé les dérogations

Revenons sur l’affaire. De 1972 à 1993, les planteurs de bananes des Antilles françaises ont utilisé un produit chimique composé, le chlordécone, sensé éliminer un ravageur de la banane. Pourtant, peu de temps après sa commercialisation, ce produit américain, parce qu’il avait tué sur le sol des Etats-Unis, était interdit dans certains pays. En 1979, l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) avertissait de la dangerosité du produit.

En France, de 1990 à 1993, tous les gouvernements, par le biais des ministres de l’Agriculture, ont accordé aux planteurs des Antilles françaises des dérogations — deux dérogations ont été signées, sous le président de la République François Mitterrand, par les ministres de l’Agriculture de l’époque Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Malgré l’historique du produit, désigné comme perturbateur endocrinien, reprotoxique (altération de la fertilité), cancérogène, dangereux pour les fœtus des bébés, etc.

Depuis 1993, le produit n’est plus utilisé, mais la molécule de chlordécone est rémanente, ce qui veut dire qu’elle met beaucoup de temps pour disparaître. Sept siècles, ont dit les personnes savantes. 

Le président de la République, Emmanuel Macron a déclaré que l’État devait « prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et doit avancer dans le chemin de la réparation et des projets », mais n’a pas reconnu officiellement les effets du chlordécone sur la santé humaine.

Des pressions révélées
par une commission d’enquête
menée par Serge Letchimy

En 2019, une commission d’enquête parlementaire a travaillé sur l’utilisation du chlordécone et du paraquat (un autre produit tout autant nocif). Une de ses conclusions est terrible : le chlordécone, répandu dans les bananeraies pour lutter contre un insecte ravageur, a été interdit aux Etats-Unis dès 1975, mais autorisé en France de 1972 à 1990, et même jusqu’en 1993 aux Antilles, où il a bénéficié d’une dérogation, sous la pression de planteurs, d’industriels et de certains politiques. C’est ce qu’ont découvert les membres de la commission d’enquête, présidée par le député de Martinique Serge Letchimy, au fil des auditions.

Que se passe-t-il le 21 janvier ? En visioconférence, Harry Durimel et d’autres avocats reprennent les éléments du dossier. Ils vont s’entendre dire que l’affaire est ancienne, sans doute prescrite.

Ce à quoi les avocats répondront qu’on a fait traîner les choses pour enterrer le dossier. 

Lundi 31 janvier 2022, Harry Durimel a décidé de parler.

Louis Mermaz, ministre de l’Agriculture dans les années 1990,
ne se souvient plus de rien

« Le travail mené par notre cabinet d’Avocats continue de paver la voie de notre quête de justice amorcée depuis le dépôt de notre plainte en février 2006. 

Depuis quelque temps, nous n’avons eu cesse de demander aux magistrats instructeurs l’interrogatoire de plusieurs protagonistes de l’empoisonnement au Chlordécone, entre autres, les ministres de l’Agriculture de l’époque, Jean Pierre Soisson et Louis Mermaz (aujourd’hui nonagénaires)

Je prends connaissance aujourd’hui des procès-verbaux de l’audition de Louis Mermaz, ancien ministre de l’Agriculture du gouvernement Beregovoy, sous la présidence de François Mitterrand, ayant signé, le 6 mars 1992, la première dérogation autorisant la poursuite de l’empoisonnement au Chlordécone aux Antilles au-delà de la date extrême de son bannissement, le 1er février 1990, pour la France hexagonale. 

Au terme de plusieurs heures d’interrogatoire mené avec perspicacité par deux juges d’instruction du Pôle Santé du Tribunal judiciaire de Paris, le 22 juillet 2021, Louis Mermaz a reconnu le caractère scandaleux de cet empoisonnement des sols et des hommes aux Antilles. 

Néanmoins, il s’est gardé de reconnaître une quelconque responsabilité dans l’octroi de ces fameuses dérogations aux planteurs et distributeurs de la banane. 

Louis Mermaz, aujourd’hui âgé de 91 ans, a opté pour l’amnésie et l’usage abusif par des tiers de sa signature, comme ligne de défense. 

Il prétend n’avoir jamais entendu parler de Chlordécone, et ne même pas se souvenir de ses plus proches collaborateurs, lesquels ont pourtant signé, en son nom, de nombreux actes administratifs et parfois de simples lettres de complaisance, adressées aux rois de la banane et à certains élus locaux, qui engagent la nation française. 

Placés par les juges face à des correspondances compromettantes pour le gouvernement français, Louis Mermaz n’a pu que se désolidariser de ce qu’il considère comme « scandaleux ».

Selon lui, au vu de la tragédie de l’usine de Hopewell qui fabriquait le Chlordécone aux USA, l’Etat français et l’Union européenne auraient dû l’interdire depuis les années 70. 

Par ailleurs, il a estimé, à la lecture d’articles dans la presse, qu’il est possible de trouver 250 millions d’euros pour la dépollution des Antilles. 

Pour notre part, nous n’entendons pas baisser les bras jusqu’à ce que justice soit rendue aux guadeloupéens et martiniquais et que les moyens de la dépollution et de la prévention soient réellement engagés. 

Le secret de l’instruction ne nous autorise pas à en dire plus, pour le moment, mais nous avons encore relevé, dans le contenu de ces dernières investigations, de nouvelles pistes d’actions à engager tant au niveau pénal qu’administratif, dans l’intérêt général.

Le combat continue… »

André-Jean VIDAL

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