Guadeloupe. Le volet très politique d’une affaire judiciaire

« Guadeloupe. Violences urbaines, chantage aux entreprises, détournements de fonds publics : un réseau démantelé », a titré Karib’Info, vendredi 21 janvier. 

Le procureur de Pointe-à-Pitre, Patrick Desjardins, dans un point presse, avait révélé le même jour les dessous pas très reluisants d’une enquête menée par la police judiciaire locale et l’Inspection générale de la police nationale, qui a conduit à l’interpellation de huit personnes.

Deux chefs de gangs, l’un de Baie-Mahault, l’autre de Pointe-à-Pitre, plus quelques-uns de leurs hommes de main, mais surtout un fonctionnaire de police, très connu dans les milieux des « grands frères », qui flirtait, depuis longtemps, en toute tranquillité et au su de tous, avec les milieux interlopes de la région pointoise… mais aussi avec des personnalités politiques. 

Toutes ces personnes ayant participé, en effet, récemment, à des rencontres avec des politiques pour parler des problèmes de la jeunesse. 

Naïveté ou cynisme
de la part des politiques ?

L’enquête ouverte par le parquet de Pointe-à-Pitre, confiée pour ce qui est de l’instruction à deux magistrats chevronnés, pour ce qui est de l’enquête de police à des fonctionnaires de la police judiciaire sous l’autorité de la direction territoriale de la police nationale, devrait permettre de déterminer si d’autres personnes devraient être inquiétées dans ce dossier complexe. 

Patrick Desjardins, sans en dire trop pour ne pas gêner les enquêteurs, a laissé entendre que des suites vont être données à cette enquête, qu’il faut s’attendre à d’autres développements. 

Ce que l’on sait à ce stade de l’enquête et de ces huit interpellations qui se sont transformées en sept mises en examen (un des gardés à vue a recouvré sa liberté) et autant de mises en détention provisoire, c’est que les émeutes liées à la mobilisation syndicale et citoyenne de bonne foi ne sont pas simplement des jaillissements subits d’indignation devant l’obligation vaccinale, des suspensions de salariés, une impression d’injustice sociale.

Selon l’enquête, issue de surveillances, d’informations remontées aux enquêteurs, de ce qu’ont révélé les personnes interpelées, il y a un lien direct entre les émeutes et les pillages constatés durant la crise sociale, depuis novembre jusqu’à présent.

Le procureur Patrick Desjardins, s’appuyant sur les éléments du dossier l’a dit : les émeutes n’ont pas été spontanées, mais planifiées, par des gens organisés avec des buts précis. Dont le principal était de s’enrichir.

Les gangs provoquaient les forces de l’ordre, les occupaient en allumant des barrages et en caillassant gendarmes mobiles et policiers, tandis que d’autres s’occupaient de piller bijouteries, magasins de téléphonie mobile, de vêtements, de scooters…

Faire chanter gros commerçants
et personnalités politiques

Ainsi, profitant d’une ambiance délétère, certains de ces individus auraient, selon le dossier, terrorisé les propriétaires de grandes surfaces et de commerces importants en les contactant pour leur proposer de ne pas les envahir pour tout casser et piller — ces gangs sont susceptibles de mobiliser des centaines de personnes qui deviennent autant d’incontrôlés — moyennant paiement d’une rançon.

Le procureur Patrick Desjardins a de même révélé que des personnalités politiques auraient été contactées, menacées ainsi que leurs familles, si elles n’appuyaient pas des demandes de subventions, d’aides à certaines associations qui auraient montées, dit-il, pour servir de pompe à finances publiques dont les fonds seraient reversés… aux gangs et à leurs satellites. 

Dans le même temps, plusieurs politiques, certains un peu hâtivement, prenaient la parole pour réagir aux interpellations et aux révélations. 

Olivier Serva, député de la première circonscription de la Guadeloupe, s’est ému de la situation dans un communiqué publié quelques heures avant les révélations de Patrick Desjardins.

C’est nettement un soutien aux « grands frères » interpellés qu’il apporte — il n’est pas le seul, c’est la tendance sur les réseaux sociaux —, tout en reconnaissant qu’il ne connaît pas les tenants et aboutissants de l’affaire. On aurait pu penser qu’il serait, de ce fait, d’autant plus prudent.

Il dit « ne pas vouloir s’immiscer dans les travaux de la justice ». C’est plus sage.

« L’importance de leur rôle
dans le processus des négociations
est indéniable. »

Olivier Serva, député

Après avoir — ce que n’a fait aucun journaliste à ce jour — donné les noms de toutes les personnes mises en examen, y compris celui du fonctionnaire de police — le député indique que « les jeunes » — moyenne d’âge 40 ans ! — ont été reçus par lui et d’autres élus « dans le cadre de négociations de sortie de crise » sociale. C’est par leur intermédiaire, des sortes d’ambassadeurs extraordinaires, que la sortie de crise aurait pu être possible. Ou du moins facilitée…

Reprenons les termes du communiqué : « L’importance de leur rôle dans le processus des négociations est indéniable, de par leur capacité à faire le lien entre les revendications de la rue et les élus. » 

Il poursuit — et l’on veut croire à sa bonne foi teintée, n peut le penser, d’une grande dose de naïveté : « Ils ont à cœur de faire des propositions pour la jeunesse, qui ont été d’ailleurs intégrées aux solutions proposées pour la sortie de crise. » Certains de ces interlocuteurs étaient sans doute sincères, mais tous ne l’étaient peut-être pas…

Olivier Serva concluait son communiqué en demandant que la justice soit « impartiale » considérant leur rôle (celui des personnes interpellées) « dans le processus d’apaisement » de la crise sociale. 

Autre tempo, la réaction de Victorin Lurel, sénateur de la Guadeloupe, dont on sait qu’il n’a pas la langue dans sa poche et que ses prises de positions sont tranchées dès qu’il s’agit de défendre l’ordre public. Sur France Info et d’autres médias nationaux, il a dit son sentiment. 

Victorin Lurel n’est pas un perdreau de l’année : « Je ne suis pas véritablement étonné. En 2009, il y avait déjà eu à peu près des actes semblables » Le sénateur fait état de pression, de subtiles — ou plus directes — demandes financières… car il était alors président de Région, auxquelles, dit-il, « je n’ai pas donné suite. »

« On a laissé faire. »

Victorin Lurel, sénateur

Il regrette la faiblesse des autorités. « L’État, à l’époque, avait estimé que le seuil de désordre supportable, c’est comme ça qu’on dit en maintien de l’ordre et restauration de l’ordre, n’était pas atteint, qu’il fallait calmer le jeu pour la tranquillité publique, donc on a laissé depuis cette époque prospérer des gangs. Aujourd’hui, cela ne m’étonne pas que, à la faveur du moindre mouvement social et en particulier une crise comme celle-là, certains profitent de cette opportunité pour prospérer. »

Il dit encore : « L’Etat n’a pas été assez présent pour assurer la sécurité des Guadeloupéens et mettre à mal ces gangs. Je ne ferai pas un procès à ce gouvernement puisque cela date d’une quarantaine d’années. On a laissé faire parce qu’il fallait prioriser une forme de tranquillité publique, une forme d’ordre public. On ne voulait pas trop déranger et donc, aujourd’hui, on voit (des gangs) prospérer, au vu et au su de tous. Il y a, hélas beaucoup de laxisme, de complaisance. Oui, il y a une jeunesse qu’il faut réinsérer, mais il y a manifestement des trafics qui se font. J’estime que l’État, dans toutes ses composantes, y compris la composante judiciaire, n’a pas fait le job. »

 « Même quand on a peur,
on doit dénoncer. »

Victoire Jasmin, sénatrice

Autre élue, Victoire Jasmin, qui intervient aussi sur France Info, pour dire en substance que ce qui se passe en Guadeloupe est très grave. Elle demande « que toute la lumière soit faite. Ces réseaux malveillants qui sèment la terreur et transforment le pays en zone de non-droit devront répondre de leurs actes. »

Interrogée plus avant, elle révèle qu’elle a été abordée, plusieurs fois, menacée, qu’elle a subi des pressions, et affirme, avec son franc-parler : « Même quand on a peur, on doit dénoncer. »

Quand le journaliste de France Info lui demande si elle est surprise, la sénatrice Jasmin réplique : « Je pensais que c’était les gangs entre eux, mais j’étais à cent lieues de penser qu’il y avait une corruption et que des élus seraient impliqués. » Heu, pas encore Madame la sénatrice. 

« Je sais que je suis en danger parce que j’ai déposé deux plaintes (pour des menaces) au mois de décembre… », dit-elle encore.

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