Rencontre avec Fred Réno, professeur d’université, politologue, qui revient avec nous sur la question de l’autonomie de la Guadeloupe, proposée par Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, avec le sourire, à nos élus étonnés, qui ne lui avaient parlé que de domiciliation locale… de certaines compétences, dont la santé.
Vendredi 10 décembre, Fred Réno interviendra en compagnie de Sémir Al Wardi, de l’Université de Polynésie, dans un premier volet sur l’Autonomie en pratique en Polynésie et dans les Îles du Nord (Saint-Martin et Saint-Barthélemy), en direct sur la chaîne YouTube du CAGI, en Facebook Live sur CORECA officiel et sur Eclair TV.
. La domiciliation locale de certaines compétences dont parlent les élus est-elle l’autonomie comprise par Sébastien Lecornu ?
Cette question nous renvoie à un échange entre le ministre et les élus sur la crise en Guadeloupe et à la déclaration apparemment ambiguë du ministre qui a suivie. Lors de cet échange, les élus auraient manifesté leur volonté d’une domiciliation du pouvoir. Ils auraient, d’après le ministre, souhaité « en creux » une plus grande autonomie qui leur permettrait d’être plus près de la demande de la population guadeloupéenne et de pouvoir y répondre.
Même avec ce lien de cause à effet et ces précautions de langage, je ne suis pas sûr qu’il y ait une correspondance parfaite entre la notion de domiciliation énoncée par les élus et l’autonomie évoquée par le ministre des outre mer, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, ni le ministre ni les élus n’ont définis clairement ces notions.
Ensuite, il y a autant de définitions de l’autonomie que de situations politiques qui pourraient justifier un processus d’autonomisation du pouvoir. A quelle situation se réfère-t-on pour proposer l’autonomie et quelle autonomie souhaitons nous ? Autant de questions pour l’heure sans réponse.
Il est encore plus difficile de répondre à la question que vous me posez quand on cherche à comprendre la notion et la finalité de la domiciliation demandée par certains acteurs politiques locaux.
Dans leur discours, on passe sans explication de « la domiciliation du pouvoir local » à une nouvelle expression présentée par le GUSR après la présentation du contrat de gouvernance entre le département et la région. On parle désormais de « domiciliation locale du pouvoir. »
. Qu’est-ce qui justifie cette reformulation?
Il y a certainement des raisons qui justifient cette reformulation. Le problème est que nous ne les connaissons pas et ne savons pas ce que signifie la nouvelle version.
Il y a vraisemblablement des différences de sens entre les deux expressions qui mériteraient d’être précisées.
En réalité, sans faire l’injure aux concepteurs de la nouvelle formulation de préférer la coquetterie intellectuelle à la rigueur sémantique, on est en droit de se demander s’ils considèrent que les deux expressions sont réellement différentes. Si elles le sont, où se situe alors la ligne de démarcation ?
On a connu un jeu de mots similaire quand la Fédération socialiste guadeloupéenne et son secrétaire ont proposé de passer d’un projet de société à une société de projets. J’avoue qu’il était plus facile de percevoir la différence dans ce dernier cas de figure.
Concernant la nouvelle formule du GUSR, donc de la majorité actuelle, on peut, sous réserve de se tromper, esquisser sous forme interrogative quelques pistes pour tenter de comprendre le sens de la nouvelle formulation et voir si elle correspond à une forme d’autonomie (je n’oublie pas la question de départ !).
La domiciliation du pouvoir local, formule désormais classique, signifie que l’on a identifié un pouvoir dit local qui se rapproche de ce que le professeur Albert Mabileau a appelé le système local.
Parlant des réformes successives et de la décentralisation Mabileau nous explique qu’il y a un pouvoir local en France et qu’il a une autonomie relative qui commence avant la décentralisation.
Parlant précisément des réformes administratives, il nous enseigne que « les décideurs gouvernementaux ont mis progressivement… l’accent sur l’autonomie et l’affirmation d’un pouvoir local… ». Dès 1997, l’auteur nous signale que la décentralisation est une démarche autonomique, l’idée n’est donc pas neuve ! « L’autonomie locale est l’autre volet de la décentralisation » (page 351), écrit-il.
Parlant des élus et des conséquences de l’autonomie relative que confère déjà la décentralisation, il a ce paragraphe éclairant sur la responsabilité : « Pour eux, la responsabilité signifie l’acquisition du pouvoir de décision qu’ils ressentent comme une ressource et non pas comme une contrainte. Ils sont d’autant plus portés à cette interprétation, convaincus qu’ils pouvaient être que la décentralisation leur avait apporté un surplus de légitimité, qu’ils obtiennent l’exécutif de leur collectivité et prennent dorénavant des décisions sans être redevables au préfet, ni d’ailleurs être gênés par une quelconque responsabilité politique devant leur conseil. » Belle démonstration, une nouvelle fois d’une décentralisation génératrice d’autonomie !
On est encore plus intéressé d’apprendre que l’autonomie pouvait résulter avant la décentralisation des pratiques et du pouvoir des « grands élus » détenteurs d’un mandat local et d’un mandat national inscrits dans des réseaux qui le plus souvent court-circuitaient l’autorité du préfet, acteur déconcentré du pouvoir local.
De quoi parle t-on en 2021 ? Le pouvoir local existe et est déjà domicilié mais semble échapper aux élus alors même que la décentralisation a pour vocation de favoriser leur autonomie. La crise sanitaire a révélé une tendance à la recentralisation du pouvoir local par les segments déconcentrés de l’Etat (Préfet, ARS).
Si on s’en tient une lecture littérale de la nouvelle formulation, la majorité actuelle ne cherche pas à domicilier un pouvoir local qui lui paraît inconsistant et qui ne conforte pas assez le pouvoir de décision des élus.
Elle pourrait, néanmoins, chercher à renforcer ce pouvoir local et obtenir plus d’autonomie en amplifiant une maîtrise des affaires locales suivant une procédure désormais classique, combinant l’identité, les intérêts propres, un cadre juridique et l’assentiment de la population.
En réalité, à travers cette nouvelle formulation, la majorité actuelle veut domicilier localement le pouvoir. Il ne s’agit plus du pouvoir local mais du pouvoir. Lequel ? Le seul pouvoir qui n’a pas de qualificatif est celui de l’Etat parce que l’Etat est le pouvoir.
S’agit-il de ce pouvoir que l’on cherche à domicilier localement ? Si ce n’est pas le cas, quel est alors le sens de l’expression « domiciliation locale du pouvoir » ?
Par une expression en apparence élégante, on créé de l’ambiguïté et peut-être une méprise qui, à l’évidence, mérite au plus vite des précisions.
A l’évidence, ce n’est pas de ce pouvoir dont parle le ministre quand il évoque l’autonomie.
. Le ministre des Outre-mer a-t-il voulu brouiller le jeu ou Emmanuel Macron souhaite-t-il que les Outre-mer soient plus autonomes ?
A mon avis le ministre des Outre-mer n’a pas voulu brouiller le jeu et Emmanuel Macron est favorable à des Outre-mer plus autonomes.
Le brouillage du jeu est une hypothèse qui a été avancée. Mais, je n’y crois pas. Le ministre exprime en clair ce qu’il perçoit comme étant une revendication « en creux » des élus.
Son propos est cohérent. La domiciliation du pouvoir correspond à des degrés variables d’autonomie locale et n’est pas contraire à la philosophie dominante dans ce gouvernement. Aujourd’hui, l’autonomie, même si elle fait encore peur à nos populations, n’est plus un « gros mot ». Saint-Martin et Saint-Barthélemy ne sont pas indépendantes et n’en prennent pas le chemin. Il y a longtemps qu’à droite on l’utilise à propos des projets de réforme statutaire en Guadeloupe et en Martinique.
On peut citer par Jacques Chirac sur la nécessité de prendre en compte les spécificités locales ou encore les déclarations ci-dessous de Nicolas Sarkozy en 2009 :
« Après la crise de confiance qui a traversé une partie de l’outre-mer, le statuquo n’est, à mon sens, pas souhaitable. » (Sarkozy Président de la République, FA 8 octobre 2009)
« Il ne s’agit pas d’organiser, à mes yeux, subrepticement, un je ne sais quel « largage de la République »… Le débat qui est ouvert est celui du juste degré d’autonomie. Celui de la responsabilité. Celui de l’équation unité/singularité. C’est ce débat là que nous ouvrons …
Les articles 73 et 74 de notre Loi fondamentale sont très souples et finalement autorisent des degrés variables d’autonomie. » (discours aéroport Aimé-Césaire 26 juin 2009).
L’autonomie a la préférence des partisans du libéralisme parce que c’est une manière de limiter l’interventionnisme de l’Etat.
A mon avis, Emmanuel Macron est favorable à l’autonomie parce qu’il est libéral.
Mais, l’autonomie n’est pas une simple affaire d’idéologie. C’est aussi une école de la responsabilité. Cela se vérifie dans la vie quotidienne. Plus on est autonome, plus on a le sens des responsabilités et plus on fait l’apprentissage de la gestion des ses propres affaires.
Le monde néolibéral dans lequel nous vivons nous invite à limiter notre dépendance vis à vis d’un Etat qui n’a plus les moyens d’une gestion exclusive de la société qui est appelée elle aussi à se prendre en charge.
Le paradoxe est que notre opposition à l’Etat est, curieusement, une demande de plus d’Etat comme si nous avions finalement converti la dépendance en ressource.
. La Polynésie française, Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont-elles des régions autonomes au même degré ?
Ces Collectivités d’Outre-mer Mer (COM) sont toutes régies par le principe de spécialité législative contenu dans l’article 74 de la constitution.
Cela signifie qu’il n’y a pas d’application automatique des règlements et lois adoptés en France. Il y a donc une prise en compte des intérêts propres de la collectivité, à la fois pour déduire son autonomie et savoir quelle disposition juridique lui sera appliquée.
« La collectivité peut prendre en faveur de sa population des mesures justifiées par les nécessités locales, en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier. »
Elles sont soumises à des limites relatives aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. La France demeure un Etat unitaire.
En revanche, il y a des matières qui relèvent du domaine régalien de l’Etat et que l’on ne peut transférer aux collectivités.
Il s’agit notamment des questions relatives à la nationalité, aux droits civiques, au droit électoral, à l’état et la capacité des personnes, à l’organisation de la justice, au droit pénal, à la procédure pénale, à la politique étrangère, à la défense, à la sécurité et l’ordre publics, à la monnaie, au crédit.
Le statut des COM est fixé par une loi organique qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République.
Cela signifie que la COM n’est pas une catégorie homogène.
Son organisation peut varier d’un territoire à un autre.
L’étendue de l’autonomie de pouvoir dont elle dispose peut également varier en fonction du champ de compétence qu’elle a négocié et obtenu.
Parmi ces trois territoires c’est la Polynésie qui a le niveau d’autonomie le plus élevé. Viennent ensuite, Saint-Barthélemy et Saint-Martin
La Polynésie est un pays d’outre-mer.
Elle a un système qui s’inspire du fonctionnement d’un Etat.
Elle a une assemblée qui vote des lois de pays dont la portée est moindre que les lois de pays de Nouvelle Calédonie
Elle élit un Président qui nomme des ministres pour former un gouvernement.
La Polynésie peut avoir des représentations à l’étranger qui n’ont pas le statut d’ambassades.
Elle a des compétences de droit commun, ce qui signifie qu’elle a des attributions dans tous les domaines, sauf ceux qui sont expressément attribués à l’Etat.
Ces attributions importantes ne doivent pas, comme on l’a signalé, porter atteinte aux compétences régalienne de l’Etat.
Saint-Barthélemy et Saint-Martin cumulent les prérogatives de la commune, du Département et de la Région.
Nous ne ferons pas ici une présentation exhaustive des attributions des deux collectivités. Le tourisme, l’énergie, le transport sont des secteurs où la domiciliation du pouvoir peut impacter le développement. En effet, dans nos îles les énergies renouvelables, la nature, les déplacements, la circulation, l’attractivité du territoire peuvent être des ressorts de développement.
. Ces collectivités n’ont pas le même degré de compétences…
Ces collectivités n’ont pas les mêmes compétences ni le même degré d’autonomie parce que leur réalité est différente.
Les deux territoires ont des compétences fiscales et une maîtrise de leur urbanisme.
La compétence d’environnement n’a pas été attribuée à Saint-Martin qui la réclame ; preuve que l’autonomie est avant tout une négociation avec l’Etat sur la capacité du demandeur à assumer la compétence demandée.
Autre différence, en matière fiscale, Saint-Barthélemy a un droit de quai, taxe qui rappelle l’octroi de mer. Ces taxes ont en commun d’être contraire au droit communautaire. Compte tenu des enjeux de cette manne financière pour son développement, Saint-Barthélemy a choisi de sortir de l’espace européen pour devenir un Pays et Territoire d’outre-mer.
A l’opposé Saint-Martin estime avoir besoin des fonds structurels européens et a préféré devenir une Région ultrapériphérique de l’Union européenne.
Au final, en obtenant leur indépendance de la Guadeloupe, ces deux territoires ont choisi leur interdépendance dans une relation directe avec la France et une révision de leur rapport à l’Union européenne, notamment pour Saint-Barthélemy qui, en droit et en pratique, est plus autonome que l’autre île du nord.
. Dans quels secteurs l’autonomie pourrait-elle être demandée par les élus de Guadeloupe ?
Les exemples qui précèdent montrent que les secteurs de l’autonomie dépendent d’abord de la volonté des acteurs locaux mais aussi de l’accord des autorités étatiques.
Dans le contexte actuel, certains seraient tentés de proposer la santé dans la mesure où la maîtrise du secteur favoriserait une offre politique correspondant à la demande sociale de refus du vaccin. Pas sûr ! L’exercice de la responsabilité que permet l’autonomie modifie le rapport au pouvoir. La Polynésie a cette compétence. Ses élus n’ont pas hésité à proposer une vaccination obligatoire pour tous.
Dans leur réponse au mouvement social, les élus guadeloupéens proposent d’être associé à la direction de l’ARS. Ils ne demandent pas le contrôle de l’agence. La santé est un domaine sensible, coûteux, où l’expertise et la technicité requièrent des moyens importants.
Il faut un statut fiscal. Il est souhaitable aussi d’avoir une plus grande maîtrise des marchés publics qui, sans verser dans le clientélisme et dans l’incompétence, doit permettre un accès préférentiel aux entreprises locales.
. L’Etat financerait-il les projets d’une Guadeloupe autonome ?
Je pense que l’Etat pourrait accompagner le mouvement comme il l’a fait pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. « Plus de liberté et moins d’égalité », a déclaré le ministre. Approche discutable, car la citoyenneté garanti l’égalité des devoirs et des droits fondamentaux. En réalité, l’autonomie est peut-être la formule qui convient à la fois aux élus et à l’Etat.
Le système actuel a atteint ses limites, non pas parce que nous avons épuisé les possibilités qu’il offre. Il a atteint ses limites parce qu’il encourage l’irresponsabilité.
La dépendance-ressource ne favorise pas l’initiative parce que l’Etat est omniprésent. Il est le recours permanent, y compris pour ceux qui le contestent. Paradoxalement, la contestation a pour effet de renforcer sa présence dans le jeu social. Les événements de 2009 en témoignent.
Dans un tel contexte, l’autonomie est le moyen d’auto-centrer la société guadeloupéenne sans rupture politique avec la France.
C’est vraisemblablement la formule politique la moins coûteuse pour l’Etat. Pour les élus, c’est l’opportunité d’une plus grande responsabilité politique dans une dépendance repensée.