Entretien. Autour de l’autonomie alimentaire

Didier Destouches et Cécile Madassamy viennent de publier un essai appelé à faire le buzz : Manifeste pour l’autonomie alimentaire, publié aux Editions Nèg mawon de Didyer Mannette.

La Guadeloupe est un archipel riche en ressources naturelles. On peut se nourrir avec nos fruits et légumes, le poisson, les fruits de mer, la viande que nous offrent les races créoles, bovines, caprines, porcines. Chaque fois qu’il y a eu crise, que ce que nous importons pour remplir les grandes surfaces et nos charriots n’est pas venu… nous nous sommes tournés vers les produits de la terre, de la mer. Nos produits. Mais, la Guadeloupe ne peut pas nourrir tout son peuple !
Des réponses avec nos deux auteurs qui ont des arguments.

Quand je vais en grande surface acheter des bananes, on me propose 17 variétés de pommes. Et elles se vendent. Didier Destouches et Cécile Madassamy, qu’en dites-vous ?
D.D. : Que c’est bien le cœur du problème. Il est incohérent de vivre sur une île tropicale située en mer des caraïbes et avoir pour base de consommation des aliments, dont les fruits, qui sont majoritaires sur les étales des grandes surfaces et qui ne correspondent ni à nos saisons, ni à notre terre, ni à nos cultures et vergers. Il y a donc une correction salutaire à apporter à ce phénomène qui au-delà des règles commerciales qu’il faut bien remodeler progressivement, correspond surtout à une demande locale qui s’est conformée à l’offre qu’on lui a imposé culturellement et économiquement de longue date.

C.M : En effet les grandes surfaces proposent un large choix de fruits et légumes venant du monde entier ! (Costa Rica, France, etc.), et les 17 variétés de pommes se vendent et se vendront toujours aussi bien pour les raisons suivantes :

  • La Guadeloupe ne possède pas ce fruit
  • C’est un fruit des plus accessibles en termes de coût vu leur mode de production industrielle
  • Les produits importés que l’on retrouve en hypermarchés sont largement et volontairement majoritaires par rapport aux nôtres, pour des raisons aussi liées à nos saisons et à l’approvisionnement difficile.

« Il faut sensibiliser et éduquer
nos enfants au goût et à la consommation de nos « légumes péyi. »

. Les fruits à pain pourrissent sous les arbres qui ont d’ailleurs souvent été coupés pour des raisons diverses. Comment expliquer aux Guadeloupéens que les frites de fruit à pain valent bien celles de pommes de terre ? 
D.D. : Notre ouvrage, dont c’est l’un des objectifs majeurs, interpelle directement les Guadeloupéens sur ce sujet et sur leur responsabilité directe vis à vis du gaspillage alimentaire, de l’indifférence vis à vis de nos arbres fruitiers locaux, et de la nécessité de s’auto-éduquer sur les qualités nutritives de nos produits agricoles et de nos richesses naturelles. Les informations existent désormais, grâce au travail gigantesque effectué, par de nombreux acteurs locaux du manger local. Il faut sensibiliser et éduquer nos enfants au goût et à la consommation de nos « légumes péyi ». Enfin, il y a un besoin d’organisation collective spécifique pour la récolte des fruits à pain hors terrains privés mais aussi des cultivateurs de vergers de fruits à pain et à terme une vraie filière. Il n’y en a qu’un seul en Guadeloupe à ce jour et il fonctionne très bien. Ce fruit est l’une des rares sources de farine locale disponible.

C.M. : Les frites de fruits à pain valent bien plus que celles des pommes de terres. Un grand nombre de Guadeloupéen l’on déjà assimilé. Toutefois, un vrai travail d’éducation alimentaire reste à faire et ce depuis le plus bas-âge de nos enfants afin qu’ils puissent connaitre nos produits dits du terroir et afin d’en réclamer par la suite « an tout sos » (frite, gratin, farine, etc.).

« La Région Guadeloupe pourrait
de façon légitime taxer les importations alimentaires dès lors que l’on a
le produit chez nous. »

. Un fabricant de chips de fruits à pain à fermé ses portes. On importe les sachets de République dominicaine. Y a-t-il une volonté de détruire les initiatives locales ?
D.D. : L’agro-transformation comme tous les secteurs est l’objet d’une concurrence féroce et d’absence d’un plan global de soutien économique. On fait surtout du rafistolage et de l’affichage en la matière.

C.M. : Si un fabricant de chips de fruits à pain s’est retrouvé dans pareille situation c’est du au fait qu’il n’a pas été assez soutenu par les Guadeloupéens mêmes qui n’ont pas voulu jouer le jeu, mais surtout par les politiques ! Il n’y a pas de mal à importer ce qui vient des pays de proximité dans la Caraïbe, toutefois ce ne doit être en aucun cas une entrave pour nous mais une solution de complémentarité de nos produits. On se doit de valoriser nos productions et patrimoine (agricole,  culturel, etc) avant ceux des autres…

. La Région Guadeloupe peut-elle taxer les importations alimentaires dès lors qu’on peut produire dans l’archipel le produit importé ?
D.D. : Plus que pouvoir, Elle en a le devoir. En a-t-elle en a la capacité ? Pas sûr vu le statut constitutionnel actuel de la Guadeloupe. En tout état de cause, elle doit permettre d’avoir plus de vergers, plus de potagers, et plus d’espace de ventes et de distributions de nos produits de la terre.

C.M. : La Région Guadeloupe pourrait de façon légitime taxer les importations alimentaires dès lors que l’on a le produit chez nous, si et seulement s’il y a :

  • Un accompagnement des agriculteurs (formations des jeunes notamment)
  • Un soutien financier
  • Une mise à disposition (par le département) de plus de foncier agricole. 
  • L’importation reste tout de même une solution de complémentarité non négligeable en cas de force majeure (tels que les catastrophes naturelles etc). En Guadeloupe, il y aurait une pénurie de nourriture et donc cette taxe n’aurait à ce moment aucun n’intérêt et pourrait être suspendue.

« L’autonomie alimentaire n’est pas l’autosuffisance alimentaire, elle en est l’une des étapes, mais se suffit à elle même. »

. Faut-il bouder les fast food ?
D.D. : L’autonomie alimentaire n’est pas un repli sur soi alimentaire qui est aussi impossible que réducteur pour un peuple dont la destinée est d’incarner l’ouverture aux autres. Elle est un principe qui prône un meilleur équilibre visant à rendre majoritaire dans nos assiettes et nos semaines les produits de notre agriculture et de notre pêche. Elle invite à l’innovation et à l’audace, mais aussi à l’effort individuel et collectif (qui a déjà commencé) pour sécuriser nos circuits alimentaires, et réduire les importations de produits alimentaires industriels si nocifs pour notre santé. Elle est une réponse claire notamment à l’empoisonnement au sucre dont nous sommes victimes, et à nos problèmes récurrents de comorbidités dont on voit aujourd’hui les conséquences désastreuses dans le cadre de la pandémie. Nous devons être conscients que les Bokits et hamburgers peuvent être faits avec plus de farine de fruit à pain et de viande locale, tout en étant consommé sans excès et moins souvent. Et le ketchup de banane ou de giraumon c’est délicieux !

C.M : Il ne faut pas bouder les fast food ! il faut diminuer notre excès envers eux afin de ne pas être au niveau de notre santé, touché, mais tout ceci fait partie intégrante de l’éducation alimentaire. Prioriser nos produits, valoriser nos richesses naturelles et notre terroir.

. Parlons chiffres. Un spécialiste de l’INRA disait en 2009 qu’il fallait 8 fois la surface de la Guadeloupe pour nourrir la Guadeloupe. Que répondez-vous ?
D.D. : L’autonomie alimentaire n’est pas l’autosuffisance alimentaire. Elle en est l’une des étapes, mais se suffit à elle même. Mais concernant la Guadeloupe, il est impensable de croire que seul notre sol peut nous nourrir désormais. Par contre seul notre sol doit être prioritaire pour nous nourrir et en s’organisant mieux collectivement, la réalité comme souvent pourra faire mentir les données avancées par ce spécialiste, dont certains collègues ont déjà dit et pense le contraire.

C.M. : La Guadeloupe n’est pas extensible, nous avons besoin de complémentarités alimentaire ! Toutefois, les Guadeloupéens doivent se tourner vers la diversité des cultures et arbres fruitiers (autres que la banane et la canne) pour une meilleure autonomie et sécurité alimentaires.

« Il faut déjà commencer par restructurer le foncier agricole, limiter l’hyper bétonisation qui nous frappe de plein fouet, renforcer et valoriser les filières
de formation agricole. »

. Qui va cultiver les terres pour réaliser cette autosuffisance ? La plupart des ouvriers agricoles viennent d’ailleurs dans la Caraïbe.
D.D. : Il faut déjà commencer par restructurer le foncier agricole, limiter « l’hyper bétonisation » qui nous frappe de plein fouet, renforcer et valoriser les filières de formation agricoles, sortir de l’agriculture intensive et de la monoculture canne/banane, introduire l’économie numérique et la formation en permaculture, rééquilibrer la culture vivrière et s’attaquer au gros défi de la production et surtout de la distribution de la viande locale. Changer les règles, changer certaines pratiques, introduire de nouvelles méthodes. Donc faire plus et mieux politiquement.

C.M. : Les Guadeloupéens bien sûr ! Mais pour y parvenir il faudra que ces derniers aient les moyens pour travailler, surtout en termes de foncier disponible. 

Des essais de distribution de terres ont eu lieu. Autant d’échecs. Dès que les installés ont construit leur maison, ils vont se faire embaucher à Carrefour. N’ y a-t-il pas un décalage entre la théorie et la réalité ?
D.D. : Il y a toujours un décalage entre théorie et réalité. Les idées sont là pour faire avancer les choses et faire prendre conscience. Mais c’est un travail de longue haleines dont les succès seront dépendants des bonnes volontés et des actions des bonnes personnes aux bons endroits. Nous devons maintenir la question alimentaire au coeur du débat public et en faire une propagande culturelle pour que la réalité devienne meilleure dans ce domaine comme cela a été le cas dans d’autres domaines comme par exemple celui de l’éducation ou celui de la valorisation de la langue créole. La Guadeloupe avance.

C.M. : Pour être cohérent, il conviendrait de retenir et avoir un seul et unique organisme de distribution et suivis du foncier agricole. 
Au jour d’aujourd’hui il y a la SAFER, le Département, La chambre d’Agriculture, Les particuliers avec les terres en indivisions. La quasi-totalité des agriculteurs qui se tournent vers les métiers secondaires sont ceux qui bénéficient de parcelles agricoles trop petites et donc ne pourrons pas vivre décemment de l’agriculture. Ainsi, le choix de la raison l’emporte sur celle du cœur…

. Comment en est-on arrivé à cette situation de dépendance ?
D.D. : Il y a vraiment beaucoup de causes. Mais l’une d’entre elles est la situation historiquement monopolistique de la grande distribution en Guadeloupe, et une autre est l’enfermement dans une agriculture de type intensive, rentable et dépendante des pesticides. 

. Peut-on parler de conditionnement ?
D.D. : Il y a conditionnement et hélas aussi auto-conditionnement pour une partie des consommateurs

. Faut-il cesser de rêver ?
D.D. : Jamais !
C.M. : Une vie sans rêve n’a aucun intérêt. L’espoir fait vivre… le rêve encore plus.

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