Pourquoi lier Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes et le Cinquantenaire de la Francophonie ?
C’est une idée de l’Ambassade de France en Irlande qui me convient à merveille, moi qui écris depuis des lustres qu’il y a double peine à être non seulement descendante de personnes esclavées, mais femme, voire triple peine, multiple peine, et j’en sais quelque chose, dans mon suprême métissage, puisque j’ai en moi quatre continents et demi, de multiples résidus de cultures qui, chacune, charrient un lot de violences à l’encontre des femmes plus ou moins physiques, psychologiques, politiques, littéraires etc., comme je le clame dans mon poème « Elle a le droit d’aller à l’école ».
Car l’une des pires violences faites à une femme est de lui interdire d’aller à l’école ; chacun de mes quatre continents et demi a commis ou commet encore ces violences envers la femme : la priver du droit de vote, la maintenir dans une caste d’Intouchables, diaboliser ses menstrues, trouver normal de lui imposer l’excision et la clitoridectomie pour soi-disant faire d’une fille une femme alors que c’est tout le contraire, c’est lui voler son plaisir de femme ; pas un des quatre continents et demi qui sont en moi n’est exempt de violences plus ou moins machistes, et le maniement de la langue française est une excellente arme, l’arme idéale, puisqu’il est prévu qu’elle soit la plus parlée au monde en 2050, selon les prévisions de chercheurs américains, pas français !
Vous êtes caribéenne. Nos sociétés ne sont pas tendres pour les femmes !
La Francophonie, idéale pour pallier les violences à l’égard des femmes qui perdurent car hommes et femmes ne parlent pas la même langue, il y a incompréhension, les unes et les autres ne parviennent pas à vivre en bonne intelligence au sens propre, le mot venant du latin « intellegere », comprendre. Hommes et femmes ne vivent même pas tous à la même époque ! Le masculin l’emporte sur le féminin, la grammaire elle-même s’est laissée aller à la phallocratie mais ce ne fut pas toujours le cas, la grammaire française ayant hérité de la syntaxe latine la règle d’accord avec le nom le plus proche mais l’ayant abrogée sous le joug du patriarcat.
« Je déplore qu’en Martinique on voue un véritable culte au phallus, au point que les mères disent aux voisines : « Rentrez vos poulettes, je sors mes coqs ! » »
En tant que caribéenne, descendante d’esclave etc, je subis de plein fouet l’intersectionnalité, cette situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société. Mon côté volcanique me permet d’aborder sans préjugés le thème de la sexualité, et je le fais d’un point de vue féminin et non phallocrate, du point de vue du point G, oserais-je dire, du point de vue du plaisir féminin, car ma sensualité et mon érotisme sont féminins ; ils sont au féminin pluriel. Je déplore qu’en Martinique, à l’instar de la Rome antique, on voue un véritable culte au phallus, au point que les mères disent aux voisines : « Rentrez vos poulettes, je sors mes coqs ! »
Je m’insurge contre la violence des relations hommes-femmes, perceptible, en créole, dans ce verbe « koké » (« coquer ») — qui exprime l’acte sexuel peu soucieux du plaisir de la femme, à la va-vite, au mépris des préliminaires — et dans ces autres mots, « couper », faire « malélivé » pour dire faire l’amour, reflets des tabous, des préjugés auxquels le français me permet d’apporter nuances et subtilité. Parfois l’inspiration jaillit en créole, volcanique, et j’écris des poèmes en créole, car l’idéal c’est que français et créole forment un duo, pas un duel. J’écris en langue de Molière sauce chien, sans complexes, en tant que latiniste, puisqu’après tout le français n’est qu’un créole de latin !
Les femmes écrivaines sont-elles solidaires de toutes les femmes Marronne, je veux me dégager du carcan de cette condition féminine. C’est ce que font mes héroïnes, sans être castratrices pour autant. Ni « garçons manqués », non ! Je déteste cette expression ! (Comme si, pour s’affirmer, une fille devait être une moitié de garçon !… Un garçon raté ?!) De la syntaxe latine, qu’un don venu d’on ne sait où m’a permis de capter dans l’aisance, j’ai puisé cette force : plusieurs négations se détruisent. À force de n’être ni ceci ni cela, moins ceci, moins cela, on obtient un résultat positif. Idem en algèbre. Certes, j’ai souffert, enfant, des règles de cette grammaire française où pourtant j’étais brillante (« le masculin l’emporte sur le féminin », ou en musique, en solfège : « une blanche vaut deux noires »).
Mais savoir, c’est pouvoir. Chaque savoir m’a enseigné comment et où puiser ma force. (Car je suis convaincue que le savoir est la terre des gens sans terre, moi qui suis de ces « vents-menés » jusqu’à une terre qui, soi-disant, ne nous appartenait pas, nous qui, soi-disant, ne nous appartenions pas, nos corps étant réduits en esclavage.) À cette grammaire française, il m’a été donné d’opposer la syntaxe latine — moins misogyne, bizarrement — où l’épithète de deux noms, l’un masculin, l’autre féminin, s’accorde avec le nom le plus proche, même si c’est un féminin ! ce qui donne — et me donne —, par exemple, « Ardor gaudiumque maximum », une ardeur et une joie très grandes pour écrire au féminin pluriel !
« Marronne de cœur et de couleur marron clair, « la peau sauvée », selon cette horrible expression (sauvée de quoi ? de la malédiction d’être noire ?) »
Si je refuse de considérer l’histoire des Antilles à travers le seul regard du colonisateur, je refuse également d’avoir une vision manichéenne de la société martiniquaise où il n’y aurait aucune possibilité de réconciliation entre les différentes ethno-castes qui peuplent ma petite île natale, et peuvent vivre en bonne intelligence dans la diversité de ce microcosme, ce monde en réduction. C’est la conclusion de la 1ère marche de Rue Monte au ciel, la clausule de la première nouvelle, « Sa destinée rue Monte au ciel » (que j’ai eu l’agréable surprise de trouver citée sur internet par un lecteur ou une lectrice inconnue, me prouvant, si j’en avais besoin, son caractère solidaire).
Vos héroïnes sont des femmes debout !
Marronne de cœur et de couleur marron clair, « la peau sauvée », selon cette horrible expression (sauvée de quoi ? de la malédiction d’être noire ?), je veux me sauver, non seulement sauver ma peau, mais m’enfuir bien loin, dépasser ces vieux préjugés et ces complexes archaïques du temps de Fanon. Je suis le contraire d’un bounty, cette confiserie à la noix de coco, blanche à l’intérieur, chocolat à l’extérieur. Je n’ai pas honte de mes ancêtres esclaves, je suis fière de leur résistance ; je n’ai pas plus honte de ma part noire que de ma part blanche léguée par mes aïeux boucaniers ou colons, — même si je déplore qu’ils fussent esclavagistes. Je me fortifie aussi du sang indien qui coule dans mes veines, — sang d’Indiens à plumes et sans plumes, Caraïbes et « koulis » venus d’Inde après l’Abolition de l’esclavage. Et je m’émerveille aussi d’avoir, pour couronner le tout, cette arrière-grand-mère chinoise arrivée à la fin du XIX è siècle et qui épousa le « mulâtre » qui devait devenir mon arrière-grand-père paternel.
Incarnation vivante de cette réconciliation, 100% sang-mêlé, je voudrais que toutes mes héroïnes, au féminin pluriel, se révèlent des femmes debout, des femmes levées, comme la Mathildana de mon premier roman, L’Autre qui danse, « bien plantée dans la confusion de ses sangs ».
« On est beaucoup plus réticent lorsqu’il s’agit de faire entrer une femme au Panthéon ! »
Césaire me disait « l’Afrique, elle ne se voit pas beaucoup sur vous, mais elle est en vous, elle est dans vos livres ». L’Afrique, elle est dans mes gènes, sans aucune gêne, dans mon courage à briser les tabous, à pourfendre les préjugés, à combattre les croyances féminicides et les traditions qui mutilent le corps des femmes.
En 2021, sera célébré le 20e anniversaire de la mort de Senghor, l’un des pères fondateurs de la Francophonie. J’ai eu l’honneur et le bonheur de recevoir le Prix européen francophone Virgile – Senghor, qui reflète bien mes diverses facettes de calazaza gréco-latine francophone. En cette année du 50e anniversaire de la Francophonie, une pétition circule pour que soit inscrit « solennellement, dans la crypte du Panthéon, le nom de Senghor », qui assura le rayonnement de la Francophonie. Il s’agirait simplement d’apposer son nom dans la pierre, le concepteur de la négritude et ancien président du Sénégal restant enterré au cimetière Bel-Air à Dakar. On est beaucoup plus réticent lorsqu’il s’agit de faire entrer une femme au Panthéon !
Violences physiques faites aux femmes, mais aussi occultation des femmes…
Parmi les violences faites aux femmes, outre les violences physiques, il y a l’occultation de femmes comme Olympe de Gouges, qui brandit ses foudres féministes dans Les Droits de la femme. À la reine, signé « de Gouges », Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791, calquée sur la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 », dans laquelle elle affirmait l’égalité des droits civils et politiques des deux sexes, insistant pour qu’on rendît à la femme les droits naturels que la force des préjugés lui avait retirés.
Le français est l’une des langues au monde qui aura le plus porté le discours féministe, haut et fort avec Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, et celui de la négritude inventée par la Martiniquaise Paulette Nardal, qui en revendique la paternité – ou du moins la maternité –, en écrivant : « Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles, nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes ».
Résignation féminine timidement féministe… C’est peut-être à elle que l’on doit le concept de Négritude, auquel, pourtant, son nom n’a que tardivement été associé. D’autres écrivains ont repris avec plus d’éclat le flambeau de ce courant littéraire de la Négritude, mais il paraît qu’elle affirmait inlassablement à ses amis et ses élèves sa fierté d’être noire, en répétant à qui voulait l’entendre la formule « Black is beautiful ». C’était très courageux de sa part, car en Martinique, le fait de revendiquer ses racines noires africaines a eu, jusqu’au milieu du XXe siècle, un parfum de scandale.
La société a longtemps fermé les yeux sur les violences conjugales jugées normales et même légitimes en cas d’adultère de la femme…
On met encore du temps à se débarrasser de la notion de « crime passionnel » ; le vocabulaire a son importance. Il a fallu, non sans mal, que soit créé le mot « féminicide » pour que soit reconnu le crime afin qu’il soit puni à hauteur de sa gravité ; il faut déployer des trésors de persuasion, toute une rhétorique, tout l’art du discours pour l’élimination des violences, tout un langage, toute une pédagogie. Il faut mettre des mots sur les choses pour éliminer les maux.
Les écrivains des Outre-mer sont-ils des écrivains français ou des écrivains de langue française ?
J’écris en français et n’ai pas de problème à l’intérieur de la langue française mais j’y apporte mes petits plus. Le français, j’y pénètre comme dans une habitation ouverte, une habitation offerte ; j’emploie intentionnellement ce mot « habitation » qui réfère à la plantation dans le système esclavagiste, car c’est une habitation où je ne suis pas esclave, si ce n’est du bon goût, de l’esthétique et du respect de la syntaxe. C’est une habitation d’où je peux marronner à ma guise, en totale liberté, une habitation dont je ne suis pas propriétaire mais dont j’ai la jouissance et où j’invite qui je veux : j’y fais entrer le créole, mais j’y convie aussi le latin et le grec, cette culture gréco-latine qui a renforcé ma complicité avec Césaire. Ces langues — ce n’est pas anodin —, irriguent, innervent mon écriture en une relation entre passé et modernité axée vers un néo-humanisme.
« Mon insularité est ouverte sur le monde »
J’aime jouer avec les mots et utiliser des néologismes, tels ce mot « féminitude », comme une façon d’apprivoiser le féminisme si décrié, dans une même démarche universelle que le concept de négritude, pour se sentir bien dans sa peau de femme, ce qui fait du bien aux hommes aussi ! Martiniquaise 100% métisse, j’ai en moi tous les sangs qui se sont mêlés en Martinique plus ou moins passionnément, plus ou moins douloureusement : sang de l’Africain déporté en esclavage, du descendant de nègre marron du nord de l’île, du colon blanc de France, le « béké », des Indiens à plumes et sans plumes, c’est-à-dire des rares Caraïbes qui ont survécu et de l’Indien « kouli », et, pour pimenter le tout, une arrière-grand-mère chinoise.
Vous êtes une insulaire. Pourtant vous êtes une citoyenne du monde, à l’aise partout ! Et en français ! Tout en n’oubliant pas le créole !
Je suis de cette île qui est un univers clos, mais je ne me sens pas enfermée : mon insularité est ouverte sur le monde, cette île est un microcosme où circulent une multitude de cultures, où nous avons accès au monde entier. Je suis une insulaire positive. Cela a donné à mon écriture une mosaïque de couleurs, un patrimoine linguistique multiple, un imaginaire singulier et pluriel à la fois, et, de surcroît, je suis femme : j’écris au féminin pluriel, en féminitude épanouie, en marronnage grâce à la langue française, mon espace de liberté.
La langue française c’est ma langue de liberté, d’indépendance, avec possibilité de correspondre avec tous les francophones, pas seulement les autres Martiniquais, mais en une sororité tous azimuts.
C’est en langue française que je peux me libérer, en la pimentant de créole (d’ailleurs certaines constructions latines sont créoles.)
Je ne peux être libre uniquement en créole.
C’est en français qu’a été conçue la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ; le français véhicule des valeurs de respect de la dignité, diversité, démocratie…
L’écriture est un acte solitaire mais solidaire. Je ne suis pas portée sur l’onanisme ou la masturbation, je ne veux pas « laisser perdre à terre » ma « substantifique moelle », j’aime partager le plaisir. « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir », dixit Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal. Écrire est un acte solitaire, je le conçois solidaire, d’ordinaire, en rencontres littéraires.
Là, va pour un « webinaire » même si cet anglicisme, mot-valise, ne convient guère pour célébrer le Cinquantenaire de la Francophonie organisé par l’Ambassade de France en Irlande et Literature Ireland en partenariat avec les missions diplomatiques en Irlande membres de l’Organisation Internationale de la Francophonie, un événement littéraire le 25 novembre 2020 intitulé « La voix des écrivaines francophones ».
En tant qu’écrivaine martiniquaise de langue française et membre du Parlement des écrivaines francophones, je suis invitée à participer à cet événement qui sera en ligne et en français. (Avec interprètes pour une traduction simultanée en anglais.)
Le rendez-vous
Mercredi 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes & cinquantenaire de la Francophonie, Soumaya Guessous, Faouzia Zouari, Suzanne Dracius & Marijosé Alie-Monthieux en vidéoconférence avec l’Ambassade de France en Irlande à 19 h (heure de Paris)
Évènement en ligne gratuit ; s’inscrire ici :