Avec le sociologue, passionné d’histoire, Ary Broussillon, auteur de La Guadeloupe dans la Première Guerre mondiale (éd. Nestor), Karib’info revient sur ce moment d’Histoire auquel ont pris part de 9000 jeunes Guadeloupéens mobilisés sur le front. Cent deux ans plus tard, que reste-t-il de ces vies sacrifiées ?
Comment des jeunes Guadeloupéens se retrouvent à combattre dans les tranchées de la Première Guerre mondiale ?
La participation des Guadeloupéens à la première Guerre mondiale s’est posée bien avant la Première Guerre mondiale. Ce n’est qu’en 1913 que les Guadeloupéens vont participer pour la première fois à la conscription.
Pourquoi en étaient-ils exclus jusque-là ?
En 1889, il avait été décidé que tout Français avait droit au service militaire, hormis les ressortissants des colonies d’Outre-mer.
Qu’est-ce qui provoque ce changement ?
Dès les années 1880, il y a un fort sentiment assimilationniste en Guadeloupe, porté par les mulâtres : Gerville Réache, Alexandre Isaac… A cette période, accèdent aux postes à responsabilités dans les communes, à partir de 1870, quand le suffrage universel est instauré. Ces mulâtres réclament que la Guadeloupe soit un département français. Leur revendication a toujours été, depuis l’esclavage, l’égalité des droits avec les Français.
A partir de la fin du XIXe siècle, c’est la percée des Noirs en politique avec Légitimus, Achille René-Boisneuf, Candace et les autres. En 1912, les parlementaires réclament que les soldats de Guadeloupe fassent le service militaire obligatoire. Un sénateur Blanc, Henry Béranger, appuie cette demande. En 1912, Candace intervient à l’Assemblée nationale en disant que « refuser aux soldats Antillo-Guyanais le droit d’effectuer le service militaire, relève d’un amoindrissement moral ».
En 1913, avant le déclenchement de la Guerre, il sera décidé que la conscription vaut également pour les ressortissants Antillo-Guyanais. Le premier contingent d’environ 700 Guadeloupéens, est mobilisé à partir d’octobre 1913.
Comment sont-ils enrôlés ?
En Guadeloupe, on organise des Conseils de révision avec la classe 1892 : ceux qui ont 20 ans en 1912 partent en 1913. Ceux qui sont déclarés « bons pour le service » passent par le peloton d’infanterie de Saint-Claude, au Camp Jacob. Contrairement à la Martinique et à la Guyane, il n’y a pas, en Guadeloupe, de Régiment d’infanterie coloniale, mais un peloton, basé au Camp Jacob. Ensuite, ils sont acheminés en Martinique où ils sont recrutés.
Quel est leur état d’esprit ?
Beaucoup de Guadeloupéens partent pour sortir du pays, et pas pour aller au front, puisqu’en 1913, la guerre n’est pas encore déclarée. A cette époque, la Guadeloupe sort d’une crise sucrière de la fin du XIXe siècle, le chômage est important. A tel point que, beaucoup de Guadeloupéens s’expatrient dans les îles de la Caraïbe (Cuba, Haïti, Porto Rico…) ou au Panama.
Une fois arrivés en France hexagonale, comment s’adaptent-ils ?
Dès leur arrivée, en plein hiver, c’est l’hécatombe ! Ils ont froid, d’autant qu’ils ne sont pas très costauds. Ils mesurent environ 1.56 m à 1.60 m, pour 56 kg. Beaucoup sont réformés. Environ 52 % de ceux qui sont partis en octobre 1913 sont rapatriés. D’autres meurent en France. Beaucoup de ceux qui étaient partis n’avaient jamais voyagé auparavant. Ils quittent leur quartier pour se retrouver à la Marne avec de la neige au-dessus de la taille.
Quand la guerre est déclarée en 1914, les Guadeloupéens qui sont le front, sont ceux qui n’ont pas été rapatriés, mais aussi des étudiants guadeloupeéns, des Blancs, dans la grande majorité, des mulâtres et des Noirs qui avaient bénéficié de bourses de la colonie, ou d’autres qui étaient en formation en France. Ils sont recrutés dans les régiments d’infanterie, à partir d’août 1914. Ce sont les premiers qui tombent à la bataille de la Marne.
Le commandant Mortenol, militaire guadeloupéen retraité, est rappelé pour assurer la défense anti-aérienne de la ville de Paris. Il va participer à la rédaction d’un livret de conseils aux soldats coloniaux qui arrivent pour se protéger du froid, faire face au racisme…
En 1915, les recrutements s’intensifient. Pourquoi ?
Le vrai mouvement de départ des jeunes Guadeloupéens vers la France se fera à partir de février 1915. Les morts se multiplient sur le front et la France fait appel à ses colonies. Tous les 15 jours, des bateaux emmènent entre 300 et 500 Guadeloupéens en France. Pour les préserver, on les envoie sur le front d’Orient, vers le sud, où le climat est plus clément. Ils combattent en Algérie, à Dardanelles… Mais, la guerre est très dure ! Rapidement, les soldats meurent. D’après les estimations, sur les 9000 Guadeloupéens mobilisés sur le front, entre 1100 et 1300 sont morts dans toute l’Europe.
Certains étaient partis avec faste. Qu’en est-il du retour ?
C’est la panique. Les Guadeloupéens voient revenir des blessés, des réformés, des « gueules cassées ». Ou alors, ils voient un gendarme dans leur quartier, avec la maire de la commune, qui vient informer une famille d’un décès, survenu souvent un mois après le départ d’un fils, d’un frère, d’un mari… Alors, quand vient le moment du départ pour certains, il y a des désertions et des insoumis. Des tracts anarchistes circulent en Guadeloupe appelant à brûler le palais du gouverneur, à ne pas faire la guerre…
D’ailleurs, quand, en 1915, la mobilisation générale des 20 à 45 ans est décidée, on enregistre une augmentation des mariages. Certains se marient même par correspondance : le soldat sur le front se fait représenter en Guadeloupe. Une façon de permettre à leur famille de bénéficier d’une pension militaire. Dans d’autres cas, pour être exemptés, certains reconnaissent des enfants !
A la fin de la guerre, certains ne rentrent pas parce que leur service n’est pas terminé. Ils sont envoyés en Rhénanie. Beaucoup ont été décorés, dont Louis Apollinaire Dolmare, le lieutenant Liber… Tous les corps n’ont pas été rendus aux familles et beaucoup de ceux qui ont combattu manquent à l’appel sur les monuments aux morts. Il en résulte Une terrible souffrance pour les familles qui ont porté le deuil suite aux deux guerres. Souvent, plusieurs personnes du même quartier sont mortes. D’autres n’ont jamais connu leur père ou il est parti à la guerre sans avoir eu le temps de les reconnaître…
Aujourd’hui, plus de 100 ans plus tard, qu’en reste-t-il ?
Les recherches que j’ai effectuées ont changé mon regard sur la guerre. Avec mon expérience militante, je me disais qu’ils sont morts pour rien, pour les intérêts des impérialistes. Mais, j’ai revu ma position. En replaçant les événements dans le contexte de l’époque, je serais peut-être parti aussi ! Quand on considère que 1300 jeunes Guadeloupéens pleins de fougue sont morts, il faut honorer leur mémoire.
Entretien : Cécilia Larney