Par le CRAN, l’Association Vivre, Lyannaj pou Dépolyé Matinik
Étrange histoire que celle de la prescription dans le droit français. Si le droit romain et le droit de l’Ancien régime approuvent un principe général d’imprescriptibilité pour les crimes les plus graves (comprendre lèse-majesté, usure, simonie et duel mais également viol et brigandage), le droit révolutionnaire a érigé un corpus de règles venant encadrer la prescription des infractions afin de rendre impossible les poursuites passées un certain délai.
Il ne faut pas croire que c’est l’esprit des Lumières qui inspirait cette exception française. Car tant le célèbre criminaliste italien Beccaria que le britannique Bentham se sont opposés à cette technique d’absolution. Bentham n’hésitait pas à écrire que la prescription constitue « un appât pour les malfaiteurs, un objet de douleur pour les gens de bien, une insulte publique à la justice et à la morale ».
Depuis le code d’instruction criminelle de 1808, on enseigne à la faculté que la prescription se justifie « au nom de la paix et de la tranquillité sociale, mieux vaut oublier l’infraction qu’en raviver le souvenir » (Professeur Bouloc). Par ailleurs, plus le temps s’écoule depuis que l’infraction a été commise, plus les preuves disparaissent. La prescription permettrait ainsi d’écarter un risque d’erreur judiciaire, quitte à supporter ici et maintenant un déni de justice ?
Si, aujourd’hui, la question défraie la chronique pour les crimes sexuels où l’emprise sur les victimes retient la révélation, nous souhaiterions évoquer d’autres crimes et délits. Certes, ils peuvent paraître lointains et anciens mais pour autant les habitants de l’hexagone devraient prendre garde. En acceptant une conception extensive de la prescription, c’est un chèque en blanc qui est laissé aux pollueurs.
Quittons les sunlights de l’actualité germanopratines et rendons-nous aux Antilles.
Dans l’indifférence générale de la presse hexagonale, les juges d’instruction du Pôle de santé publique de Paris ont réuni les parties civiles du dossier Chlordécone, le 21 janvier 2021. Quoi ? Comment vous ne connaissez pas ce pesticide organochloré dont la dangerosité et la permanence dans les sols et dans les eaux pour plusieurs siècles est connue des autorités depuis au moins 1968.
Cela n’a pas empêché les producteurs de bananes, leurs alliés, leurs tributaires et autres concussionnaires d’obtenir une dérogation d’utilisation en 1972, puis une homologation en 1981.
Or, depuis 1975 et la contamination causée par de l’usine d’Hopewell (Virginie), les USA ont interdit la production et l’utilisation de ce produit toxique et perturbateur endocrinien sur leur sol. En 1979, l’OMS le classe comme cancérigène probable. A partir de 1980, dans plusieurs pays européens, il est interdit en raison de sa dangerosité pour la santé humaine et l’environnement.
Pas en France.
Il faudra attendre 1990 pour que, sous la pression de l’Europe, il soit finalement interdit. Mais les puissants producteurs de bananes obtiendront un ultime répit afin d’écouler les énormes stocks qu’ils ont constitués en pleine connaissance de cause.
Et puis le temps fait son affaire, la mort lente s’insinue dans les rivières, les sols, les légumes racines, les poissons et en bout de course contamine les humains.
On oublie presque sa présence et les profits gagnés grâce au chlordécone sont réinvestis dans des projets de supermarché, d’exportations automobiles qui tendent à toujours plus d’insécurité alimentaire.
Pendant que l’argent du crime prospère, la toxicité instillée se révèle peu à peu. D’abord les ouvriers agricoles qui n’étaient pas ou peu protégés. Ensuite plus de 90 % de la population. Oui, aujourd’hui encore, il est estimé que plus de 90 % des Martiniquais et Guadeloupéens ont ce produit dans leur corps, du fait de sa consommation dans l’eau ou l’alimentation. Imaginez un instant le scandale si on apprenait que l’eau distribuée à Paris était contaminée par un produit cancérigène et reprotoxique.
Après l’interdiction de 1993, il faut attendre la découverte fortuite, à Dunkerque, de patates douces en provenance des Antilles en… 2002 pour que les autorités publiques feignent de découvrir le problème.
Pourtant nulle surprise dans cette découverte, la plainte déposée en 2000 par le Dr Pitat en raison de la contamination des eaux de Capés-Dolé fait l’objet d’un non-lieu comme si la pollution n’existait pas ou avait une cause… inconnue.
Et il faudra encore attendre plusieurs années avant que le scandale n’éclate au grand jour.
Une plainte avec constitution de partie civile est déposée en février 2006, puis une autre en juin 2007. Un livre écrit par Me Louis Boutrin et Raphaël Confiant synthétise l’état des connaissances. Et elles sont accablantes pour la filière banane et ses bénéficiaires.
Que fait la justice ? Rien ! ou plutôt tout, tout pour enterrer le dossier, tout pour contester la plainte des associations et des syndicats. Et il faudra que la cour de cassation mette le holà pour que l’affaire commence enfin en 2013.
Et l’enquête judiciaire ? Ah, l’enquête, elle traine, on laisse les responsables hors d’atteinte, on oublie de les convoquer. Ainsi, deux des principaux acteurs de ce drame, un ancien Premier ministre devenu président de la République et un homme d’affaires tout puissant, héritier de ces grandes familles « békés » qui contrôlent la vie économique et politique des Antilles, ont le temps de mourir de leur belle mort, dans leur lit, sans être ni inquiétés, ni même interrogés.
Et pendant ce temps, les ouvriers et les ouvrières des bananeraies meurent. Les taux de prévalence des cancers de la prostate pour les hommes et du sein pour les femmes sont parmi les plus importants du monde. Le chlordécone altère la santé des habitants des Antilles car ce perturbateur endocrinien se concentre dans les parties molles et attend son heure pour répandre son poison. Les médecins, comme le Dr Jos-Pelage, sonnent l’alerte. Le chlordécone perturbe les grossesses et nuit au développement des enfants.
Voilà en quelques mots le chlordécone.
On connait sa dangerosité, on peut identifier les producteurs, les distributeurs, les bénéficiaires et autres receleurs de cette poudre blanche mortelle.
Mais, aujourd’hui, la justice vient préparer les esprits en disant: « oh désolé, on ne peut plus enquêter, l’affaire est prescrite ».
Bien sûr c’est inacceptable, intolérable, injuste. Et si les juges devaient persévérer ce serait, à n’en pas douter, une source de troubles à l’ordre public.
Alors, sans sentimentalisme ou sans effet de manche, nous venons prendre l’opinion publique à témoin : ce crime ne peut pas rester impuni. Cela serait un mauvais signal adressé à tous les pollueurs de France : polluez et enrichissez- vous !
Mais rassurez-vous, nous ne ferons pas qu’alerter l’opinion publique. Nous avons également remis une note technique aux juges d’instruction leur démontrant, arguments juridiques en main, pourquoi les crimes et délits liés au chlordécone ne peuvent pas être prescrits.
Prenons deux exemples simples : d’abord, il existe, au moins depuis 1990, plusieurs actes interruptifs de prescription (c’est-à-dire qui non seulement arrêtent la prescription mais remettent les compteurs à zéro). Ensuite, en matière de pollution comme de recel de fruits d’une infraction, nous sommes en présence d’une infraction continue. Dès lors, le point de départ de la prescription ne commence à courir qu’à compter de la cessation de la pollution ou de la fin de la possession des biens mal acquis.
Et avec l’ensemble des autres demandeurs et avocats mobilisés dans ce dossier, nous avons d’autres arguments à présenter. Nous vous en reparlerons car l’affaire du Chlordecone n’est qu’un avant-goût amer des affaires de pollutions qui déferleront dans l’hexagone dans les prochaines années.
Nous en appelons à votre sens de la responsabilité. Souvenez-vous, pendant ces années, quand vous alliez acheter des bananes des Antilles présentées comme « durables » face à la banane dollar, comme vous étiez fiers de participer à cette économie, contents de donner des vitamines à vos enfants.
Souvenez-vous encore de ces bananes qui soi-disant fortifiantes vantées par la pub et mettant en avant nos athlètes vainqueurs. Ce n’était pas la potion magique d’un druide gaulois, mais la bonne banane antillaise qui était la source de tous ces réconforts. Hé bien, ce sont les mêmes bananes, produites par un système plantationnaire, qui ont courbé les dos de femmes et d’hommes, ouvriers et ouvrières arpentant les mornes luxuriants de Guadeloupe ou de Martinique, ces mêmes bananes produites à partir de ce toxique que l’on retrouve dans les cordons ombilicaux des enfants Antillais nés depuis les années 70. Et aujourd’hui, la prescription c’est une manière de dire que nos corps, nos terres, nos enfants, nos matrices, nos santés n’ont aucune valeur devant la loi française. Accepterez-vous cela? Est-ce bien l’idée de la France des droits de l’Homme que vous souhaitez porter? Si ce n’est pas le cas, rejoignez- nous quitte à modifier la loi sur la prescription, y compris pour vous protéger des drames futurs qui sont déjà en germes.
Car que l’on soit Français de l’Hexagone ou Antillais, nous avons l’ardent désir et le droit de vivre dans un environnement sain et juste, propice à l’épanouissement de nos enfants. Au nom d’une poignée d’euros, nous ne laisserons personne nous priver – encore une fois ! – de nos libertés, rogner le principe d’égalité et nier la fraternité qui nous unit.
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