En Haïti, dans des zones côtières, à l’embouchure de rivières d’eau douce, des pêcheurs, munis de filets aux mailles fines, de lampes torches, passent la nuit à la pêche aux anguilles.
L’anguille, un poisson serpentiforme au corps visqueux, aux nageoires réduites, capable de respirer hors de l’eau et qui vit dans les cours d’eau, étangs et prairies mais qui se rend jusqu’au milieu des océans pour y pondre, très appréciée, particulièrement en Asie, est comparée à la « cocaïne » par la malice populaire haïtienne. Les anguilles sont très rentables à l’export.
En interview avec Magik 9 (100.9 fm) en début de semaine, Walson Sanon, l’un des 21 exportateurs autorisés par le ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural, a confié que le kilo d’anguilles est acheté dans les zones côtières jusqu’à 2 500 dollars américains (payés en gourdes au taux du jour) peut être vendu sur le marché international jusqu’à 3 500 dollars américains, selon les fluctuations du marché.
Selon les douanes françaises, la civelle (anguille) se négocie plus de 5 000 euros le kilo, en Asie, peut-on lire dans un article de Le Figaro, Loire-Atlantique : 230 kilos de civelles saisies dans plusieurs camps de gens du voyage, publie en le 5 avril 2024. L’article, entre autres, a indiqué que l’anguille fait l’objet d’un trafic international important.
Gros sous et flou
Si la filière des anguilles est une affaire de gros sous, les informations sur le volume et les montants générés par son exportation ne sont pas communiqués par les autorités. Le tableau des exportations de 2009 à 2023 posté sur le site de la BRH, partage des informations qui, avons-nous appris, sont loin de donner la mesure de ce que représente la filière. Le tableau de la BRH a indiqué qu’en 2015, les exportations ont représenté moins d’un million de dollars, soit 940 000 dollars en 2015 et de 1,2 millions en 2016. Pour les autres années, ce tableau indique zéro exportation.
Pour Walson Sanon, interrogé sur cette question, il y a une absence de remontée d’informations du ministère de l’agriculture. Le ministère délivre les permis d’exploitation et effectue le prélèvement, à partir de 2019 d’une redevance, qui est passée de 40 de 1500 gourdes pour un kilo d’anguille. Le kilo d’anguilles qui se vend à plusieurs milliers de dollars américains a l’etranger, selon cet exportateur.
Le ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural, contacté cette semaine par Le Nouvelliste, n’a pas fourni de chiffres sur le volume d’anguilles exporté. « Cette année, un effort indicatif est entrepris par la nouvelle administration en vue d’adopter une attitude sobre dans l’exportation des anguilles. En tout cas, à défaut de statistiques fiables sur l’état de la ressource, il est octroyé un permis d’exploitation ne dépassant pas le prélèvement de 331 kg / licence, soit un prélèvement global de 6951 kg inférieur aux années précédentes », a répondu le ministère, comme pour souligner une restriction dans l’exploitation de la ressource. Le ministère indique que selon « le protocole conclu en 2020 entre le Ministère de l’agriculture et une association nationale regroupant plusieurs structures impliquées dans l’exploitation et l’exportation des civelles, 21 licences sont délivrées pour la période de septembre 2024 à avril 2025 ».
Grâce à l’AGD
Grâce à des informations obtenues de l’administration générale des douanes (AGD) « qui ne prélève pas de taxes à l’exportations », Le Nouvelliste a appris que de décembre 2022 à juillet 2023, le pays a exporté 164 231 kilos d’anguilles. Le montant FOB (FOB est l’acronyme de l’expression anglaise « free on board » qui se traduit par « sans frais à bord » en français. Ainsi, un prix FOB signifie que le vendeur fournit les marchandises sans frais de transport et assurance), est de 1 649 522 209 gourdes. En cinq mois, de 2023 à 2024, le volume exporté était de 182 059 kilos et le montant FOB était 1 480 038 695 gourdes. Sur ces deux saisons de pêche – la saison ne dure pas toute l’année – le volume exporté totalise 346 290 kilos d’anguilles.
Au prix de vente de 2 500 dollars le kilo a l’étranger évoqué par l’un des exportateurs, M Walson Sanon, cela tourne autour de 865 millions de dollars. La part de l’informel, de la contrebande, donnerait le tournis. Sur ce volume d’exportation indique, le ministère de l’agriculture empocherait 519 millions de gourdes.
Les réponses du MARNDR
sur les redevances et le coût du permis
Est-ce que la redevance de 1 500 gourdes au kilo instituée en 2019 est toujours de mise ?, a demandé Le Nouvelliste.
« La nouvelle administration ne fait que suivre les clauses explicitées dans le protocole. Néanmoins, au terme de ce document, le MARNDR, de concert avec d’autres secteurs concernés, l’évaluera en profondeur afin de pouvoir fixer de nouvelles règles liées à l’exploitation de la ressource et à la redevance fiscale des exploitants vis à vis de l’Etat et à leurs obligations », a répondu le ministère qui n’est pas encore interrogé sur les chiffres obtenus de la douane.
Pourquoi le MARNDR perçoit une redevance modique sur le kilo que se vend au moins 2000 dollars US sur le marché international ?, a insisté Le Nouvelliste.
« La nouvelle administration se voit obligée de respecter les clauses contractuelles en vigueur. Nous reconnaissons qu’il s’agit d’une ressource naturelle renouvelable pouvant être exploitée sous certaines conditions. Il revient à l’Etat de fixer les règles du jeu. Tout en acceptant que l’exploitation se fait de manière rationnelle et ordonnée. Certes, L’Etat doit en tirer partie ( pas de bénéfice) à partir des taxes perçues pour répondre à des besoins sociaux, notamment au niveau des zones d’exploitation. Il lui revient l’obligation de prendre en compte tous les acteurs intervenant directement dans le secteur, en particulier des milliers de petits pêcheurs qui , également, tirent des moyens de subsistance. Tout compte fait, l’exploitation de l’anguille selon la nouvelle administration sera analysée à tête froide », a répondu le MARNDR.
La question de quota
de taxation va être abordé
« La question de quota de taxation, de l’état de la ressource, etc vont devoir être abordée avec toutes les parties prenantes afin de dégager le consensus optimal non pénalisant pour l’Etat. C’est urgent, cela doit se faire afin d’éviter toute forme de pénalisation d’un côté comme de l’autre. Il reste et demeure fondamental que la protection, la conservation, l’exploration de la ressource se fasse sans complaisance. D’autant que l’Etat Haïtien a pris des engagements dans le cadre de la convention sur la protection des espèces menacées d’extinction. II ne peut se permettre de comporter comme une entité ne respectant aucune règle du jeu », a répondu le ministère, interrogé en raison de la fixation du permis d’exploitation des anguilles à 50 000 gourdes. « Comme mentionné précédemment on a délivré 21 licences comme il a été convenu dans le cadre du protocole et le montant de 50 000 gourdes que vous mentionnez fera l’objet de discussion entre les parties prenantes afin de parvenir à un système de taxation équitable et convenable. »
Le Nouvelliste a interrogé le MARNDR sur ceux qui regardent ces chiffres et qui crient au scandale, estimant « que l’Etat ne retire quasiment aucune ressources et bénéfices de cette filière ». « L’état à travers le MARNDR est un régulateur de l’exploitation des ressources halieutiques, il n’a pas à tirer des bénéfices. Evidemment, l’Etat perçoit des taxes. Son rôle est de s’assurer que l’exploitation se fait dans des conditions favorables qui ne portent aucune atteinte à la préservation de la ressource tout en garantissant l’équitabilité dans cette exploitation. Comme mentionné, il y a eu un protocole qui arrive à terme bientôt. Le MARNDR s’assurera que les droits de tous soient respectés tout en garantissant la protection et la régénération de la ressource », a indiqué le ministère.
« Le MARNDR s’assurera également que cette exploitation soit incontestablement bénéfique pour les zones où elle est pratiquée, il faut que les communautés en tirent également profit peut être qu’une partie des revenus générés par cette exploitation soit investie pour d’une part assurer la pérennisation de l’espace mais également contribuer au développement de ces communautés », a répondu le ministère sans donner de détails spécifiques sur les projets de développement de ces communautés.
La filière utilisée pour le blanchiment
des avoirs de la drogue
La directrice exécutive de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Ghada Waly, avait alerté qu’il y a « des indications que des acteurs politiques et économiques en Haïti utilisent l’industrie de l’anguille pour blanchir les profits du trafic de drogue », lors d’une réunion d’information sur Haïti au conseil de sécurité de l’ONU, mercredi 22 janvier 2025. « Les autorités haïtiennes doivent commencer à analyser les rapports de blanchiment d’argent liés au trafic illégal d’espèces sauvages », a appelé Mme Waly.
La directrice exécutive de l’ONUDC a aussi fait le lien entre l’aggravation de la violence et le trafic de stupéfiants en Haïti. « La violence en Haïti continue d’être exacerbée par le marché illicite des stupéfiants. Les acteurs criminels se concentrent sur Haïti. Et les preuves suggèrent qu’un petit groupe d’individus continue d’avoir une influence considérable sur le trafic de drogue en Haïti », a informé la fonctionnaire de l’ONU.
« Depuis les années 1980, si nous étudions les documents, en particulier les documents comptables, nous constatons que ce groupe comprend d’anciens militaires haïtiens, des responsables de l’application de la loi, des membres du parlement, des membres de la communauté des affaires. Ils sont actifs aux États-Unis et dans d’autres pays de la région », a-t-elle poursuivi, soulignant que « ce cercle de longue date doit être brisé si nous voulons endiguer le flux de drogue vers Haïti ».
No comment
« Aucun », a répondu le ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural au Nouvelliste. « À notre niveau technique, on n’est pas en mesure de se prononcer en connaissance de cause », a dit le ministère.
Plusieurs sources interrogées indiquent que des personnes ayant attiré l’attention de services anti-drogue, dont la DEA, opèrent ou gravitent autour de la filière des anguilles. L’ONUCED poursuit son travail. Le comité de sanction des nations-unies ayant sanctionné des gens au places pour implication dans le trafic de la drogue aussi, avons-nous également appris.
L’ULCC s’intéresse au dossier des anguilles
« Oui, l’ULCC s’intéresse aux aspects liés à la corruption dans ce dossier. L’octroi des licences, la gestion, les redevances, les montants perçus par l’Etat, les éventuels cas d’abus de fonction, d’enrichissement illicite etc », a confié une source a l’ULCC interrogée par Le Nouvelliste, vendredi 7 février 2025.
« Je dois attirer votre attention que ce dossier pourrait avoir un côté plus prononcé sur le blanchiment des avoirs issus de ce « commerce ». Sur cet aspect, un organe comme l’UCREF a une compétence prépondérante », a poursuivi notre source. « Oui, on est touché par ces rapports et des conclusions de l’ONUDC qui offrent des pistes d’enquête intéressantes », a ajouté notre source.
Source : Le Nouvelliste