Eric Maurel, procureur général de la Guadeloupe, n’a pas l’habitude de déclarations publiques fracassantes, c’est lui qui le dit dans le cours de cette interview. Il est venu, il a vu, analysé, constaté… Il dit les choses, sans langue de bois.
« Le narcobanditisme est en train de sévir de manière très sévère en Guadeloupe. La drogue est partout. La cocaïne, le cannabis, le crack sont des véritables fléaux. Mais surtout, tout le monde sait qu’en Guadeloupe, il y a des gangs. Ces gangs sont en train de devenir des organisations mafieuses. Ils recrutent de jeunes gens qu’ils forment à la violence et au trafic de drogue. »
Ce sont vos propos. N’exagérez-vous pas un peu ?
Vous voudrez bien noter que lors de ma prise de fonction en septembre 2022, j’avais annoncé que je prendrais le temps de découvrir et de connaître les réalités auxquelles je serai confronté dans l’exercice de mes attributions. Vous voudrez bien noter que ma déclaration s’inscrit dans cette maîtrise de la temporalité et de la connaissance du ressort judiciaire, soit plus de deux ans après. Vous voudrez bien enfin m’accorder que je n’ai pas l’habitude de déclarations publiques fracassantes. Considérer que mon propos est une exagération serait un positionnement qui tendrait à refuser de regarder objectivement la réalité des faits. La délinquance des mineurs ne cesse de croître en Guadeloupe et les données pour l’année 2024 en sont révélatrices.
Une des missions du parquet général est de se détacher de l’examen dossier judiciaire par dossier judiciaire pour procéder à une analyse globale des faits que les procédures judiciaires mettent en exergue. Il en résulte que la délinquance des mineurs est, comme partout ailleurs, le fait de comportements impulsifs et immatures en lien avec les carences affectives, éducatives, la pauvreté et l’habitat précaire, la déscolarisation, l’illettrisme.
Mais, cette délinquance, de plus en plus violente, de plus en plus souvent armée, est aussi en lien étroit avec la criminalité organisée qui sévit sur le territoire, avec l’aura et la fascination de certains individus majeurs impliqués dans cette criminalité organisée et qui ont besoin de « petites mains » pour favoriser leurs trafics. Oui, des criminels et délinquants utilisent des adolescents et des jeunes majeurs pour faciliter leurs activités illégales. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité guadeloupéenne et cela se voit dans de nombreuses agglomérations de la France hexagonale.
Le terreau fertile de cette évolution est constitué par l’éclatement des structures familiales traditionnelles, la perte de repères, une culture de violence et de recours aux armes en lien avec la cinématographie et les clips de groupes musicaux, l’esprit de quartier ou de « cages d’escaliers », volonté d’intégration et de reconnaissance des plus jeunes, manipulation de ces derniers par les délinquants plus chevronnés.
Les arrêtés de couvre-feux très pertinemment pris par Monsieur le préfet de Région et les analyses des policiers en zone urbaine démontrent la gravité de situation avec un recours à une violence totalement décomplexée et désinhibée par des mineurs qui n’ont pas trouvé les armes à feu dont ils disposent sur les trottoirs de Pointe-à-Pitre ou des Abymes. On les leur a délibérément fournis ou vendus.
« Les renseignements dont nous disposons font apparaitre l’existence de flux financiers importants
injectés dans la vie économique du territoire. »
Vous détaillez les agissements de vos fameux « gangs » qui pénètrent le monde associatif, achètent des magasins pour blanchir l’argent de la drogue, recourent à la corruption… Des faits concrets ?
Malheureusement des affaires judiciaires, déjà jugées, ont révélé les liens existants entre des agents publics, des personnes travaillant en zone portuaire à Jarry et les gangs. Ces gangs, si tristement « fameux », ne sont pas une invention du procureur général, mais bien une réalité criminologique qui, elle, constitue une spécificité guadeloupéenne. En 2022, déjà, le procureur de la République de Pointe-à-Pitre dénonçait les liens entre les gangs et la manipulation des plus jeunes dans les événements quasiment insurrectionnels survenus à la fin de l’année 2021.
Cette corruption, ici comme ailleurs, a d’ailleurs été évoquée dans un rapport du Sénat du 12 juillet 2023. Les renseignements dont nous disposons au gré des procédures judiciaires font apparaitre l’existence de flux financiers importants et injectés dans la vie économique du territoire. Il faudrait bien mal connaître la Guadeloupe, Saint-Barthélémy et Saint-Martin pour l’ignorer.
Je ne vais pas exposer des éléments en lien avec des enquêtes. Ce sont là des enquêtes de longue durée et difficiles ; d’une part parce que nous constatons un faible taux de signalement par les acteurs officiels qui sont pourtant légalement soumis à ces révélations, d’autre part parce que manquons d’enquêteurs spécialisés et qu’en dépit de leur engagement nous faisons face à une « loi du silence » comme dans nombre d’autres territoires insulaires où chacun se connait.
Notre difficulté ne réside pas dans le fait de savoir, mais, comme partout, dans l’obligation que nous avons de disposer de preuves judiciaires permettant de soumettre ces situations à un débat contradictoire devant des juges. La non-justification des ressources pour une personne en lien avec des individus se livrant au trafic de drogues, le blanchiment sont des axes de travail ; mais il en est d’autres moins visibles et parfois plus efficaces comme les infractions fiscales.
« Les procureurs de la République
travaillent en étroite collaboration
avec les élus locaux, notamment les maires. »
Y a-t-il des condamnations ou sont-ce des coups d’épée dans l’eau ?
Les condamnations interviennent fréquemment, que ce soit à Saint martin, à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre. Les procureurs de la République, les juges d’instruction, les juges correctionnels ou parfois les juges des enfants, les magistrats de la cour d’appel prononcent des peines importantes qui touchent la liberté des condamnés mais aussi leur patrimoine.
Mais, encore une fois, les dossiers les plus délicats, les plus complexes, les plus importants sont jugés à Fort-de-France ou à Paris, et là aussi des condamnations significatives sont régulièrement prononcées. Il ne s’agit pas que de passeurs, de « mules », mais aussi d’individus impliqués à un plus haut niveau hiérarchique. Notre difficulté commune est de parvenir à atteindre les organisateurs et financeurs, les « banquiers ».
« J’ai toujours noté un intérêt réel et constant des services
du ministère de la Justice pour les Outre-mer,
notamment pour la Guadeloupe et les Iles du Nord. »
Les gouvernements successifs, selon un rapport du Sénat (commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier), ne donnent pas assez de moyens humains et matériels aux services spécialisés dans la lutte contre le narcotrafic Outre-mer et singulièrement aux Antilles françaises et en Guyane. Pourquoi ? Faiblesse, impuissance ? Souci de ne pas déranger des Etats amis corrompus ?
Depuis que j’ai pris mes fonctions de procureur général, et pour ce qui concerne l’institution judiciaire, j’ai toujours noté un intérêt réel et constant des services du ministère de la Justice pour les Outre-mer, notamment pour la Guadeloupe et les Iles du Nord. S’il est maintenu le programme de nominations de magistrats et greffiers verra une augmentation des effectifs en Guadeloupe jusqu’en 2027.
Nous ne cessons, avec les procureurs de la République, de solliciter la nomination de plus d’enquêteurs spécialisés en matière économique et financière, en matière de criminalité organisée, comme de fonctionnaires dans les corps de contrôle ; mais ces demandes sont identiques à celles que font nos collègues en France hexagonale. Les contraintes budgétaires sont une réalité pour tous.
En fait, la situation a évolué très rapidement, comme partout sur le territoire national et devant l’amplification exponentielle du narcobanditisme, nous avons tous pris du retard. S’agissant des Etats voisins, il convient de souligner la nomination auprès de l’Ambassadeur de France à Sainte Lucie d’un fonctionnaire de police pour les questions de sécurité et de relations internationales sur le plan policier et la nomination encore plus récente, en octobre 2024, d’une magistrate de liaison auprès du même ambassadeur pour développer les liens opérationnels avec nos collègues des Etats de l’arc antillais.
Enfin un autre magistrat de liaison devrait prendre ses fonctions très prochainement à Bogota. Ainsi, la France affiche une volonté d’agir, en particulier sur le plan international et caribéen. C’était bien d’ailleurs l’objectif du séminaire caribéen qui a été initié et organisé par Monsieur le procureur général à Fort-de- France à la fin de l’année 2024.
« Nous devons développer des actions
multilatérales ou bilatérales opérationnelles. »
De ce séminaire réunissant des personnalités françaises, américaines, caribéennes, latines qui se sont penchées sur le problème du narcotrafic, en dehors des discours, qu’en ressort-il ?
Ce type d’action a pour finalité de faire se rencontrer les acteurs du processus d’action judiciaire contre le crime organisé en matière de trafics de stupéfiants. C’est un point de départ et nous devons maintenant développer des actions multilatérales ou bilatérales opérationnelles. L’arrivée de la magistrate de liaison à Sainte Lucie a déjà permis d’apporter des solutions à des dossiers qui étaient en souffrance entre les autorités judiciaires guadeloupéennes et nos voisins. Elle nous a permis de mieux comprendre les attentes de nos interlocuteurs et eux les nôtres. Sans discours préalables, sans échanges réciproques et compréhension mutuelle on ne peut pas passer à la phase opérationnelle ; et ce alors que nos systèmes juridiques et judiciaires sont profondément différents.
Si vous étiez à la tête d’un groupe inter-Etats et inter-services chargé de la lutte contre le narcotrafic Outre-mer, quelle serait votre feuille de route ? En trois ou quatre préconisations ?
Une première difficulté tient dans la multiplicité des organisations internationales qui couvre la zone caribéenne. Il n’y a pas comme en Europe de système homogène à l’instar d’institutions telles que EuroJust, Europol, la Cour européenne des droits de l’homme… C’est encore une fois une idée du procureur général de Martinique, Monsieur Camberou, qui souhaite développer une réflexion sur la mise en œuvre d’une « outil » qui favorise l’échange d’informations surtout judiciaires.
Force est de constater que gendarmes et policiers de Guadeloupe et Martinique ont déjà mis en place des relations avec leurs homologues à la Dominique. Si je devais participer à un organisme international couvrant les territoires ultra-marins, dont les réalités contextuelles sont extrêmement différentes entre Polynésie, Océan indien, Antilles-Guyane, Saint-Pierre et Miquelon, la feuille de route reposerait sur les thèmes suivants : action diplomatique pour parvenir à l’établissement, la signature et la ratification de conventions internationales en matière d’entraide pénale internationale et d’extradition, création d’un institut de formation commun aux Outre-mer pour les magistrats, gendarmes et policiers destinés à travailler ou travaillant dans ces territoires et qui pourrait accueillir des magistrats et enquêteurs étrangers.
Pour l’instant, j’ai en responsabilité la zone terrestre et maritime couverte par la cour d’appel de Basse-Terre. Ma feuille de route est axée sur le renforcement des moyens en magistrats et greffiers, le renforcement des moyens nautiques et de détection en haute mer pour les services de police judiciaire.
André-Jean VIDAL
aj.vidal@karibinfo.com