Jacques Adelaïde-Merlande est décédé. L’ancien maître de conférence et premier président du Centre Universitaire des Antilles-Guyane était aussi le premier président de la Société d’Histoire de la Guadeloupe. Voici un témoignage émouvant.
« En dépit de la multiplicité de billets sur le parcours de cet historien immense, je veux simplement manifester ce qu’est mon estime à ce grand chercheur avec lequel j’ai largement partagé plusieurs moments d’échanges inoubliables. Il ne tenait pas à ce qu’on lui fasse des hommages solennels. Je n’en ferai pas ! », témoigne Gilbert Pago.
Je le rencontre en 1964. Enseignant en Guadeloupe, âgé de 31 ans, il me demande de lui dépouiller aux archives notariales de Fort-de-France (ex-immeuble disparu de l’Enregistrement et des contributions indirectes), les ventes de propriétés foncières de la période 1880-1900 (habitations-sucrières-cacaoyères, caféières, etc, et autres distilleries). Je suis âgé de 18 ans, alors instituteur-remplaçant et étudiant en section droit et économie à l’Institut juridique Henri Vizioz. La période sélectionnée correspond à la triple crise économique mondiale de la canne à sucre (1882-1904) qui affecte aussi durement notre île. Son choix m’explique-t-il, se place dans le suivi et la prolongation des recherches de son DES (diplôme d’études supérieures) sur « les origines du mouvement ouvrier en Martinique ». J’améliore auprès de lui, la maîtrise des techniques de dépouillement d’archives et j’enrichis ma curiosité à l’histoire économique, à côté de ma passion militante et vibrante pour l’histoire sociale.
Sa vision antillaise m’enthousiasme, car lui, né et élevé en Martinique, mais aussi de père Guadeloupéen, s’investit dans un approfondissement scientifique semblable pour l’histoire de Guadeloupe et travaille alors, au tonifiant ouvrage sur « La grève de 1910 en Guadeloupe ». Il était revenu de son séjour d’étudiant en France avec une compilation d’archives antillaises déchiffrées à la main, récoltées dans les officines archivistiques, en particulier celles du ministère de la rue Oudinot. Il m’en parle avec exaltation chez son ami Édouard de Lépine, ayant lui aussi, ramené des stocks de notes collectées dans diverses bibliothèques et archives de Paris. Ces conversations à trois m’ont beaucoup marqué face à des aînés doctes en histoire antillaise, s’infiltrant dans les inventaires avec de la méthodologie pour y extrapoler à partir de leur érudition.
M’emballe aussi, le fait qu’il fonde la revue « Conscience antillaise » dont il me fait membre et un des correspondants pour la Martinique. Je rencontre par son intermédiaire en Guadeloupe, Alain Buffon ou Raymond Relouzat, parmi d’autres.
Dans son activité pédagogique, il produit et finance un « disque 33 tours sur l’abolition de l’esclavage » comprenant la lecture du décret d’abolition ou la lettre de Husson. Il en fait de même pour une série de cassettes. Je suis un diffuseur actif de ces œuvres, qu’il finance lui-même et dont il tire peu, sinon rien des ventes.
Je décide en 1968, pour des études d’histoire de rejoindre le CESL (Centre d’études supérieures littéraires) à Baimbridge dont Jacques Adélaïde est le directeur.
À ce poste, avec sa vision historique élargie à toute la Caraïbe, Il invite en 1969, Édouard Glissant directeur à Fort-de-France de l’IME (institut Martiniquais d’Études). Glissant présente la revue culturelle « Acoma », puis sa saga historique « Le quatrième siècle » et disserte sur le régime de Papa Doc en Haïti qualifié de « misérabilisme populiste ». Jacques Adélaïde promeut les voyages et les échanges d’étudiants avec la Barbade, la Jamaïque et la visite des Kalinagos en Dominique. Je suis un des animateurs de l’association des étudiants qui s’investit dans ces voyages inter-caribéens.
Cette même année 69, il convie les historiens Hilary Beckles le barbadien, et un autre jamaïcain à nous parler du « Middle passage ». Enfin et surtout, il réunit des historiens de la Caraïbe, et initie de fait, l’ACH (Association des Historiens de la Caraïbe) qui naît officiellement en 1970. L’ACH devait fêter ses 50 ans en 2020 en l’île de Saint-Martin. J’avais été l’étudiant ayant tenu un des discours de bienvenue. Le COVID en 2020 nous a malheureusement empêché de tenir ce rendez-vous.
Après la création du CUAG (Centre universitaire des Antilles et de la Guyane), il s’attache à la parution des « Cahiers du GURIC » (Groupe universitaire de recherches inter-caribéennes), dont le n° 1 est un compte-rendu des travaux du colloque de 69, le n° 2 étant la grève de 1910 en Guadeloupe, et le n° 3 en 1973, reproduit le mémoire de maîtrise sur l’insurrection du sud de Gilbert Pago, qu’il salue par cette édition.
Dans les années 1980, il participe et anime l’ouvrage collectif (j’en suis membre) « Historial Antillais » dont il fait avec brio, l’histoire comparative entre la Guadeloupe et la Martinique, étalant toute sa grande expertise sur la période d’abolition de l’esclavage, sur les contrats d’association, sur l’évolution des structures foncières.
Je retiendrai aussi les colloques annuels qu’il organise et dans lesquels je participe quelquefois (je suis alors professeur en collège), avec le rectorat des Antilles-Guyane à l’attention des enseignants tant en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique. Je me souviens particulièrement de ceux organisés avec de plus, le soutien des mairies de Trinité et de Saint-Pierre, dont « la lettre des insurgés du 29 août 1789 », ouvrant une autre lecture par Léo Élisabeth de la période révolutionnaire en Martinique.
En 1989, il sollicite mon intervention comme agrégé au département d’histoire de la faculté de lettres de l’UAG (Université des Antilles et de la Guyane) où je deviens son collègue, et l’intervenant en histoire ancienne, histoire contemporaine et en méthodologie historique. Par ailleurs, l’université me délègue à être de l’équipe de mise en place (sous la direction de madame Mousnier) de l’IUFM des Antilles et de la Guyane. Devenant plus tard, directeur du centre Martinique, puis directeur de l’IUM Martinique, j’eus l’occasion d’inviter Jacques Adélaïde-Merlande (c’est à cette époque qu’il adjoint très systématiquement le nom de sa famille maternelle à son patronyme).
J’ai participé à ses côtés à plusieurs des colloques de l’ACH tant à Trinidad, Barbade, Puerto-Rico, Guadeloupe, Grenade, Martinique et Cuba. À La Havane, nous prîmes un grand plaisir en 2016, à parcourir la « Vieille-Havane » tant sur les lieux de l’histoire coloniale que sur les emplacements marquants de la révolution castriste. La somme de ses connaissances littéraires, historiques, artistiques, puis nos discussions serrées sur tel ou tel événement comme « El Grito de Yara » ou tel personnage, nous ramenaient à des conciliabules longuement argumentés. La Havane fut notre dernière participation commune à un colloque de l’ACH, avant notre ultime rencontre en 2017, à une nouvelle visite au MACTE-Pointe-à-Pitre (la maladie commençait à le marquer !).
Tout mon respect, mais aussi toute ma tristesse après ces soixante ans de complicité (1964-2024), face à mon aîné, mon professeur, mon ami !
Mes condoléances à Bertille son épouse, et à tous ses ami·e·s de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique, de la Caraïbe, des Amériques et du monde.
Fort-de-France le 16 novembre 2024, Gilbert Pago