Le mois sans tabac, qui vise à sensibiliser aux risques du tabagisme, offre une occasion précieuse de mieux comprendre les mécanismes cérébraux qui sous-tendent les addictions et, en particulier, leur influence sur la mémoire.
« L’addiction n’est pas juste une mauvaise habitude, c’est une véritable maladie chronique, expliquent Francis Eustache, neuropsychologue et président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, et Mickaël Naassila, professeur d’Université, directeur de l’Unité INSERM UMR1247 – GRAP, Université de Picardie Jules Verne, CHU Sud Amiens. Cela signifie que l’on perd le contrôle de ce que l’on consomme et que l’on continue malgré les effets négatifs pour notre santé, nos relations ou notre quotidien. Un des aspects les plus surprenants de l’addiction, c’est le rôle de notre mémoire. »
Le cerveau, moteur des addictions
Tout commence dans le cerveau, plus précisément dans les régions du cerveau liées à la récompense et à la motivation, telles que le système dopaminergique. Lorsqu’une personne consomme une substance addictive, comme la nicotine ou l’alcool, elle déclenche la libération de dopamine, un neurotransmetteur associé à la sensation de plaisir. Cette sensation de bien-être crée une récompense immédiate qui marque la mémoire. À chaque consommation, le cerveau renforce les circuits neuronaux responsables de cette sensation agréable, un phénomène connu sous le nom de plasticité synaptique.
« Concrètement, cela signifie qu’à chaque prise de substance addictive, notre cerveau modifie ses circuits pour rendre le souvenir de l’expérience plus fort. Plus la consommation est répétée, plus le souvenir de la récompense devient ancré, et plus l’envie de consommer devient difficile à contrôler. Des mécanismes de conditionnement s’installent et mettent en mémoire les associations entre les effets ressentis, le contexte (lieu, situations) et les signaux associés (odeurs, couleurs, saveurs…).
Les signaux ainsi mémorisés pourront à leur tour déclencher des envies de consommer. Notre mémoire devient en quelque sorte un allié… de l’addiction ! »
Un cercle vicieux
Mais, ce mécanisme de renforcement ne s’arrête pas à l’acte de fumer lui-même. Chaque souvenirlié à la cigarette ou à une autre addiction peut être réactivé par un simple stimulus extérieur : l’odeurde la fumée, une pause-café, un stress, ou même des amis qui fument.
Chaque fois, notre cerveau seremémore cette sensation de plaisir, et l’envie de fumer revient, encore et encore. « Ce phénomène s’appelle le craving, ou l’envie irrépressible de consommer. Ces stimuli externes agissent comme un « bouton d’activation » pour la mémoire, réactivant les circuits neuronaux liés à la récompense et déclenchant à nouveau l’envie de consommer. »
Ce phénomène peut ainsi provoquer des rechutes même après une longue période d’abstinence. La mémoire et l’envie se renforcent mutuellement. Résultat : l’addiction devient de plus en plus difficile à briser.
Le rôle des émotions dans l’addiction
La mémoire émotionnelle est un aspect clé de la manière dont les addictions se forment. Les expériences de plaisir associées à une consommation (ou un comportement addictif) sont souvent chargées d’émotions fortes – comme la satisfaction, la détente ou le soulagement du stress. Ces émotions viennent se superposer aux souvenirs des comportements, renforçant encore leur impact.
« Lorsqu’une personne rencontre un stress similaire ou une émotion difficile, son cerveau va chercher à réactiver ce circuit de récompense et de plaisir, cherchant à « réduire » l’inconfort. Cette mémoire émotionnelle explique en grande partie pourquoi certaines personnes parviennent plus difficilement à se détacher de leurs comportements addictifs dans des moments de tension émotionnelle. »
L’addiction s’accompagne aussi de difficultés à reconnaître et à traiter les émotions. Les émotions négatives personnelles et potentiellement la surestimation des émotions négatives d’autrui, sont ainsi très souvent les premières causes induisant la rechute.
Changer la donne : reprendre le contrôle sur la mémoire
« La bonne nouvelle, c’est que le cerveau a une incroyable capacité de réadaptation. Il est possible de « rééduquer » la mémoire et les circuits neuronaux perturbés par les addictions. L’arrêt du tabac, de l’alcool ou d’un comportement addictif permet à notre cerveau de retrouver sa plasticité. Avec le temps et de nouvelles habitudes, il est possible de reconfigurer des circuits neuronaux. »
De plus, certaines thérapies, comme la thérapie comportementale et cognitive, peuvent aider à reprogrammer les associations de mémoire, réduisant ainsi l’impact des « déclencheurs » externes (comme l’odeur de la cigarette ou l’angoisse liée à l’envie).
Francis Eustache, neuropsychologue et président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, et Mickaël Naassila, professeur d’Université, directeur de l’Unité INSERM UMR1247 – GRAP, Université de Picardie Jules Verne, CHU Sud Amiens
Les addictions comportementales : même mécanisme, autres formes
Les addictions ne se limitent pas aux substances comme le tabac ou l’alcool. Les comportements répétitifs, comme l’addiction aux jeux vidéo ou aux réseaux sociaux, ont le même effet sur la mémoire. Dans ces cas, ce sont les récompenses comportementales qui sont en jeu : gagner à un jeu ou recevoir des notifications sur son téléphone agit sur les mêmes circuits cérébraux que ceux liés aux drogues.
Avec ces addictions comportementales, le cerveau associe des comportements spécifiques à des sensations de récompense. Cela crée un cercle vicieux, où chaque petite action (comme cliquer sur « J’aime » sur un post ou décrocher une victoire dans un jeu) réactive ce mécanisme de récompense, renforçant ainsi la dépendance.