Opinion. Le déni de réalité économique  n’est-il pas le principal frein à une sortie de crise de la lutte contre la vie chère ? 

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Martinique et la Guadeloupe sont confrontées à une multitude de défis économiques : cherté de la vie, dégradation des terres agricoles, absence de développement industriel, défaillance de l’administration locale dans la gestion de la crise de l’eau et des transports, et affaiblissement des finances publiques.

Cependant, derrière ces problèmes divers, se cache un problème fondamental : l’absence de culture économique et financière au sein de la population et l’appauvrissement du débat sur les concepts économiques en provenance des intellectuels dans la sphère publique. Cet affaiblissement est symptomatique d’une plus grande crise de nature identitaire touchant l’ensemble de la société antillaise : la mauvaise presse de l’entreprise au sein du peuple et la perte de culture économique et scientifique, en particulier parmi les élites gouvernantes.

La crise de la culture Économique est un mal ancien et profond en Martinique et Guadeloupe qui resurgit lors de la crise actuelle de la vie chère. La problématique de la vie chère en Martinique est un sujet récurrent qui provoque régulièrement des tensions sociales, dont les manifestations et les barrages.

Il existe plusieurs facteurs qui expliquent pourquoi les entreprises, en particulier les commerces, sont les premières cibles des activistes et émeutiers dans ce contexte. Voici quelques pistes d’analyse, qui touchent à la fois l’histoire, la structure économique locale, et la perception sociale.

En premier lieu, là où le bât blesse c’est dans la perception de l’Entreprise comme symbole de l’injustice économique.

Les entreprises en Martinique, souvent perçues comme des symboles du capitalisme et du colonialisme, sont assimilées à des structures qui profitent d’une situation économique défavorable aux consommateurs locaux. Il y a une perception selon laquelle ces entreprises seraient responsables de la hausse des prix à cause des marges abusives, notamment dans des secteurs clés comme l’alimentation et les biens de consommation courante. Cette perception est exacerbée par un passé colonial, où les grandes entreprises étaient historiquement détenues par des familles issues de la colonisation, renforçant l’idée que la richesse reste concentrée dans les mains d’une minorité.

Ensuite, il faut tenir compte du poids de l’héritage historique de la colonisation pour mieux comprendre le rejet à peine voilé de l’entreprise aux Antilles.

Les tensions autour des entreprises sont forcément liées à l’histoire de la Martinique et à son passé colonial. Durant des siècles, la richesse et le pouvoir étaient concentrés entre les mains des colons et des descendants d’esclavagistes, qui possédaient la majorité des terres et des entreprises. Cette situation a créé une méfiance généralisée à l’égard de ceux qui détiennent les moyens de production et de distribution, notamment lorsque ces entreprises sont perçues comme étant liées à des intérêts extérieurs (métropolitains ou étrangers).

Les incendies de commerces et la destruction d’entreprises peuvent donc être vus comme une expression symbolique de révolte contre une économie perçue comme inégale et injuste et contre des acteurs économiques perçus comme ne contribuant pas suffisamment au bien-être de la population locale.

Les entreprises, en particulier les commerces, sont aussi des cibles accessibles et visibles. Pendant les mouvements sociaux, les manifestants et surtout les jeunes marginalisés du système cherchent souvent à attirer l’attention sur leur cause en visant des symboles matériels du système économique. Les entreprises sont des lieux physiques où la colère contre la vie chère et l’injustice sociale peut s’exprimer directement. Leur destruction est vue, par certains, comme un moyen de dénoncer un système qu’ils estiment être responsable de leur précarité.

En Martinique, une grande partie des biens de consommation sont importés, ce qui rend les prix plus élevés que dans l’Hexagone. Les entreprises locales, notamment celles qui assurent la distribution de ces produits, sont alors vues comme des maillons d’un système avec nombre d’intermédiaires qui s’enrichissent par une politique de maintien des prix élevés.

L’absence de diversification de l’économie et la dépendance à l’importation aggravent cette situation, et renforcent l’idée que les entreprises locales ne veulent pas apporter de solutions pérennes et efficaces à la vie chère.

Et pour cause, la question de la dichotomie entre politique économique et politique sociale se pose aujourd’hui avec une particulière acuité. En effet, la dichotomie entre politique économique et politique sociale en Martinique est un problème structurel qui nuit effectivement à son développement.

Sur le plan économique, la Martinique dépend fortement des transferts publics et de l’État français pour soutenir l’emploi et les infrastructures. Cela a créé une économie où l’État joue un rôle central avec les 40% de vie chère des fonctionnaires et assimilés , au détriment de l’initiative privée et de la création autonome de richesses par l’entrepreneuriat. Cette dépendance vis-à-vis de l’État freine l’innovation et limite l’essor d’un véritable tissu entrepreneurial dynamique.

La politique sociale, quant à elle, est orientée vers une protection des acquis sociaux et une redistribution importante par les prestations sociales et les subventions. Cela crée des attentes sociales élevées, notamment en ce qui concerne la régulation des prix et la gestion du coût de la vie.

Les entreprises, pourtant cruciales pour créer de la richesse et de l’emploi, sont souvent vues sous un angle négatif lorsqu’elles ne répondent pas immédiatement aux revendications sociales, créant une fracture entre ces deux volets de la politique publique.

Cette dichotomie résulte en une économie peu compétitive, où les réformes économiques nécessaires pour stimuler l’emploi et la production locale sont perçues comme des menaces aux acquis sociaux. En d’autres termes, la priorité accordée à la redistribution sociale n’est pas accompagnée de mesures de développement économique suffisamment solides pour soutenir l’emploi privé et la croissance. Cela crée une spirale d’immobilisme économique, où la contestation sociale prend souvent le dessus.

Il devient donc impératif de repenser le modèle économique. Un développement équilibré de la Martinique exige de trouver une synergie entre la politique économique et la politique sociale. Pour cela, il faudrait encourager les initiatives entrepreneuriales locales, diversifier les sources de richesse (par exemple, l’agriculture et l’industrie locale), tout en créant un environnement où les entreprises sont perçues comme des partenaires essentiels pour le développement plutôt que des ennemis de classe .

Depuis plusieurs décennies, l’économie semble avoir été mise en retrait des préoccupations majeures des décideurs politiques et administratifs en Martinique et en Guadeloupe. La compréhension des dynamiques économiques est en déclin, à tel point que la société, et plus particulièrement ses élites, semblent imperméables aux réflexions liées au marché, à l’entreprise, et à l’innovation.

Ce désintérêt n’est pas sans conséquence : il entrave la compétitivité des Antilles françaises, exacerbée par des crises comme celle de la vie chère qui a montré l’impréparation des territoires des Antilles face à des chocs sociétaux et sociaux majeurs qui ont déjà suscité des troubles à l’ordre public comme lors du refus de vaccination au moment de la COVID et de la lutte contre la vie chère.

Un des signes les plus inquiétants de cette crise est la disparition des intellectuels sensibilisés aux sciences économiques et techniques des postes-clés de la société. L’administration et les populistes occupent désormais ces rôles stratégiques, mais leur approche administrative ne permet pas de saisir la complexité des enjeux économiques.

Ce désengagement idéologique des élites envers la culture économique reflète un refus plus large, à travers lequel la société antillaise privilégie le romantisme politique sur la rationalité économique. Ce rejet des réalités économiques est profondément ancré dans l’histoire des débuts de la départementalisation et de l’émergence du nationalisme tiers mondiste local, qui ont contribué à subordonner l’économie à la politique.

Selon nous, c’est cette idéologie du principe d’autodétermination teintée de la pensée marxiste qui a bridé pendant un temps le développement de la Martinique, avec le rejet de l’économie libérale trop connotée avec les méfaits du capitalisme et du colonialisme , et ce alors même que la pensée intellectuelle ne s’est pas renouvelée avec la mutation sociétale et technologique de la société Antillaise.

Non, le grand soir n’est certainement pas pour demain, car avec la mutation sociétale et technologique avec l’intelligence artificielle, c’est devenu un concept philosophique et idéologique vide de sens, en somme une vue de l’esprit au seul usage des utopistes.

L’incapacité des élites à intégrer les nouveaux principes économiques dans leurs prises de décisions mène présentement à des politiques inefficaces. La Martinique et la Guadeloupe continuent de croire que la prospérité repose sur la dépense publique et la politique sociale, au détriment de la création de richesse par l’entreprise et l’innovation.

Ce modèle de gestion économique, profondément enraciné dans les mentalités locales, engendre une situation où le dynamisme économique dépend presque entièrement de l’État, de ses transferts financiers et de l’emploi public.

En conséquence, les Antilles françaises ne génèrent que très peu de richesse autonome. L’économie locale est largement subordonnée aux mécanismes publics notamment la sur-rémunération des 40% de vie chère, ce qui freine considérablement les initiatives privées et l’innovation.

Cette dépendance à l’égard de l’État est un héritage historique, qui trouve ses racines dans l’histoire coloniale et esclavagiste des îles. Toutefois, ces facteurs historiques ne suffisent pas à expliquer l’incapacité actuelle des territoires à embrasser des modèles économiques modernes. Il s’agit désormais d’un problème structurel, lié à une culture économique absente et à une gestion publique souvent inefficace.

Eu égard à la fuite actuelle des talents les conséquence directes à moyen terme vont exacerber cette dichotomie entre politique économique et politique sociale.

Un autre symptôme de cette inculture économique est la fuite des jeunes diplômés vers l’étranger. Plutôt que de nourrir le développement local, ces talents partent enrichir des économies concurrentes. En Martinique et en Guadeloupe, les opportunités d’innovation et de développement sont rares, car les entreprises et les entrepreneurs sont peu valorisés.

En fait, la société antillaise nourrit une certaine défiance vis-à-vis des entrepreneurs, renforcée par un héritage historique complexe. Ce rejet des réussites économiques est souvent attribué aux stigmates de l’histoire esclavagiste, où la majorité des chefs d’entreprises étaient des descendants des colons blancs.

Aujourd’hui ce sont les métropolitains qui ont pris le relais en matière de création d’entreprises dans beaucoup de secteurs comme le tourisme, la restauration et les services. Les haïtiens ne sont pas en reste avec la création de petits commerces de vêtements, fruits et légumes et supérettes et d’entreprise du bâtiment. 

Cependant, cette explication historique ne peut à elle seule justifier la persistance de cette défiance des Antillais à l’égard du succès économique.

Aujourd’hui, cette méfiance s’enracine dans une économie majoritairement mue par les mécanismes étatiques, où les opportunités de réussite matérielle en dehors de la sphère publique sont limitées. Dans ce contexte, l’enrichissement personnel à travers la création d’entreprises est souvent perçu comme suspect, alimentant un égalitarisme exacerbé et une radicalisation des syndicats. Le discours public est dominé par des préoccupations de justice sociale, ce qui tend à renforcer la dépendance vis-à-vis de l’État plutôt que de stimuler l’initiative privée.

Le mal-être économique en Martinique et en Guadeloupe découle aussi d’une incapacité des collectivités locales à évaluer correctement les politiques publiques. Les dirigeants continuent de clamer la supériorité économique de leurs territoires, malgré des classements qui montrent un net décrochage par rapport à d’autres départements d’outre-mer, comme La Réunion et la Polynésie.

Ce refus de s’inspirer de modèles de développement économique qui fonctionnent ailleurs est révélateur d’une gouvernance enfermée dans un immobilisme préoccupant.

La question qui se pose est : comment sortir de cette impasse ? 

La réponse réside en partie dans la nécessité de former les jeunes élites à la culture économique et à la rigueur des politiques publiques. Il ne s’agit pas seulement de résoudre les problèmes immédiats, mais de développer une vision prospective à long terme pour permettre à la Martinique et à la Guadeloupe de s’intégrer pleinement dans le débat économique global des échanges avec la caraïbe.

Face à l’urgence économique actuelle, la Martinique et la Guadeloupe doivent rompre avec leurs anciennes mentalités voire les mauvaises habitudes et engager une véritable réflexion sur leur modèle économique de développement. Les décideurs doivent reconnaître l’importance de la culture économique pour orienter les politiques publiques et ouvrir la voie à l’innovation et à l’introduction plus poussée des nouvelles technologies au sein de l’entreprise.

L’avenir de ces territoires dépendra de leur capacité à sortir de cette spirale de dépendance à l’État et à développer une économie plus autonome et compétitive.

Les Antilles françaises peuvent surmonter leurs défis en adoptant une approche plus pragmatique, inspirée par des modèles de développement économique éprouvés, tout en s’efforçant de réconcilier leur passé avec les exigences du présent.

Il est temps de rétablir une véritable culture économique pour offrir aux futures générations une attractivité du territoire qui fait aujourd’hui défaut, et ainsi parvenir à bâtir un nouveau modèle économique sur de nouvelles bases de manière à jouir d’un avenir prospère et équilibré à horizon 2030. 

En résumé, les tensions autour de la vie chère en Martinique, et les attaques contre les entreprises, sont le produit d’une méfiance historique, d’une structure économique fragile, et d’une dichotomie persistante entre politique économique et politique sociale.

Les entreprises sont perçues comme des symboles d’injustice économique, et leur destruction est une manière pour certains de contester un système qu’ils estiment défaillant. Il est demain nécessaire de trouver un équilibre entre les impératifs sociaux et économiques pour permettre à la Martinique de se développer de manière durable. Aujourd’hui, nous n’avons aucune certitude sur presque rien. En revanche, demain nous savons que le monde connaîtra une relance économique inégalitaire avec la crise de la dette et la réduction de la dépense publique.

Les différences de niveau de vie et de création de richesses vont s’accroître après-demain, et la Martinique comme la Guadeloupe ne seront pas épargnées. Mais, elles peuvent prétendre à amortir le choc à l’aide d’une bonne catharsis provoquée par une maïeutique . La maïeutique est une méthode suscitant la mise en forme des pensées confuses, par le dialogue. C’est aussi dans la philosophie socratique, l’art de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler les vérités qu’il a en lui.(Socrate, dans les œuvres de Platon).

Aussi ayons toujours en mémoire cette pensée de Confucius : « Celui dont la pensée ne va pas loin verra ses ennuis de près. »

*Economiste

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