PAR JEAN-MARIE NOL*
Dans le contexte actuel du conflit de la vie chère, il convient de signaler que la 6e table-ronde s’est achevée à 1 h 30 samedi 12 octobre sans qu’aucun accord ait pu être trouvé entre les parties en présence autour de la table des négociations.
Nonobstant cette impasse, la probabilité de la signature du protocole d’accord sur la vie chère en Martinique, bien qu’importante, ne suffira pas à mettre fin au malaise profond qui agite l’île. La crise actuelle de la vie chère aurait pu être évitée si ce n’était pas l’influence de la dictature de l’émotion, du présentisme et le culte par les élus de la métaphore du nez dans le guidon et surtout de la radicalisation qui interdisent toute analyse prospective de la situation politique et économique en Martinique.
Le préfet de la Martinique a eu grandement tort de prendre l’initiative d’une table ronde sur la vie chère sous la pression d’un groupe d’activistes. Cela constitue une faute d’appréciation de la problématique de la vie chère qui s’avère structurelle et impossible à régler dans un temps court comme le dénote des négociations ardues qui traînent en longueur. Dans cette affaire de la vie chère, il y a eu sans conteste une très mauvaise appréhension de la notion de gestion de crise.
La gestion de crise est une approche fondée sur des processus et des stratégies permettant à une organisation d’identifier et de répondre efficacement à une menace, un événement imprévu ou toute perturbation négative susceptible de nuire aux personnes, aux biens ou aux processus opérationnels. Ainsi la gestion de crise permet de prendre conscience d’une réponse à la crise dans sa globalité, ce qui n’a été le cas des acteurs politiques et économiques en Martinique.
La crise actuelle liée au coût de la vie aurait pu être anticipée, si la société martiniquaise n’était pas prisonnière de ce que l’on appelle le « présentisme », une approche où l’urgence du moment prend le pas sur toute réflexion à long terme. Cette tendance, combinée à une gestion souvent influencée par l’émotion et la pression des événements immédiats, empêche toute analyse approfondie et prospective de la réforme du modèle économique et un examen critique de la situation socio-économique de la Martinique.
L’une des erreurs majeures qui ont marqué la gestion désastreuse de cette crise réside dans l’initiative du préfet de convoquer une table ronde sous la pression d’un groupe d’activistes dont un chef autoproclamé représentant du peuple martiniquais, au passé trouble . Bien qu’elle ait tenté de répondre aux tensions palpables, cette décision révèle une mauvaise compréhension des causes profondes de la vie chère, qui sont essentiellement structurelles et nécessitent une réflexion de long terme.
Une discussion de fond aurait plutôt dû se tenir au niveau national, à Paris, en présence de tous les acteurs politiques et économiques des territoires d’outre-mer. Ce choix stratégique erroné est la cause des manifestations violentes et reflète la précipitation qui domine actuellement, alimentée par des émeutes locales et une colère croissante d’une fraction de la population martiniquaise. La Martinique traverse une période d’incertitudes profondes, révélant une défaillance criante des autorités politiques et économiques face à la crise de la vie chère. Une gestion de crise qui aurait dû être menée avec rigueur et anticipation s’est transformée en une débâcle aux conséquences politiques et économiques potentiellement désastreuses à moyen et long terme.
Le rôle de l’État français et des acteurs locaux a été remis en question, non seulement pour leur incapacité à prévenir les tensions sociales, mais aussi pour leur maladresse dans la gestion des émeutes qui ont ravagé l’île. L’éclatement de cette crise sociale n’est pourtant pas surprenant.
Depuis des décennies, la Martinique subit les conséquences d’une économie largement dépendante des importations, d’une spéculation des prix exacerbée, et d’une désorganisation structurelle qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat des Martiniquais. La cherté de la vie n’est donc pas un phénomène nouveau. Cependant, ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’ampleur des manifestations et la violence qui les accompagne. Des infrastructures publiques dégradées, des entreprises pillées, des routes obstruées, et un climat général d’insécurité qui plonge l’île dans un chaos sans précédent. Ce qui aurait pu être évité par une gestion proactive s’est au contraire intensifié, révélant les failles d’un système politique local et national incapable de répondre efficacement aux besoins urgents de sa population.
Face à cette crise, la réponse de l’État a été largement insuffisante. D’un côté, il y a eu une absence de dialogue constructif avec les acteurs économiques et sociaux locaux pour trouver des solutions pérennes. D’un autre côté, la gestion des émeutes par les forces de l’ordre a révélé une incapacité flagrante à maintenir l’ordre public, laissant la situation se détériorer au point de mettre en péril non seulement la sécurité des citoyens, mais aussi le tissu économique de l’île. Plusieurs entreprises locales, déjà fragilisées par un contexte économique difficile, ont été détruites ou gravement endommagées, risquant de ne jamais rouvrir. Ces pertes économiques, qui se chiffrent en dizaines de millions d’euros, s’ajoutent à une longue liste de défis pour un territoire où le chômage reste élevé et où les jeunes peinent à trouver des opportunités.
Cette crise met également en lumière la faiblesse de la gouvernance locale. Les dirigeants politiques martiniquais, souvent en conflit entre eux et déconnectés des réalités quotidiennes de la population, n’ont pas su anticiper ni contenir les tensions. Leur inaction face à des signaux d’alerte clairs et leur incapacité à proposer des solutions à long terme témoignent d’une gestion largement déficiente.
À cela s’ajoute la lenteur de la réponse des autorités nationales, qui ont semblé traiter cette crise comme une affaire secondaire, reléguée au rang de simple trouble local. Le manque de concertation avec les responsables locaux et les habitants montre un écart considérable entre Paris et les réalités ultramarines. Une situation qui a nourri un ressentiment profond au sein d’une partie de la population, prête à exprimer sa colère par des moyens radicaux. Les conséquences à moyen et long terme de cette gestion désastreuse pourraient être dévastatrices pour la Martinique.
Sur le plan politique, cette crise risque d’aggraver le fossé entre la population et ses représentants, déjà perçus comme inefficaces et déconnectés des enjeux locaux. Un climat de défiance vis-à-vis des institutions pourrait s’installer durablement, avec un risque accru de radicalisation des mouvements sociaux. Le manque de leadership visible face à cette crise pourrait également ouvrir la voie à des figures politiques populistes ou extrémistes, prêtes à capitaliser sur la frustration des Martiniquais pour proposer des solutions simplistes, voire dangereuses, aux problèmes structurels de l’île.
Sur le plan économique, les dégâts causés par les émeutes risquent de prolonger la stagnation économique de la Martinique. La destruction d’infrastructures et de commerces locaux, déjà fragiles, va amplifier les difficultés économiques, entraînant une hausse du chômage et une baisse des investissements. La confiance des entrepreneurs et des investisseurs dans la capacité des autorités à maintenir un environnement stable et sécurisé pourrait être sérieusement érodée. Cela accentuerait encore la dépendance de l’île vis-à-vis de la métropole, la privant de toute marge de manœuvre pour un développement autonome et durable.
Cette crise de la vie chère révèle également les limites d’un modèle économique ultramarin basé sur la dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Les solutions de court terme, comme les subventions ou les aides ponctuelles, ne suffiront pas à redresser la situation. Il est urgent de repenser l’économie martiniquaise en profondeur, en favorisant la diversification des secteurs productifs, l’autosuffisance alimentaire, et en renforçant les compétences locales pour réduire la dépendance aux importations.
Cela nécessite non seulement un investissement massif dans l’éducation et la formation, mais aussi un changement radical dans la manière dont les ressources locales sont gérées.
En définitive, la crise de la vie chère en Martinique a mis en lumière l’incurie du pouvoir politique et des acteurs économiques, incapables d’apporter des réponses à la hauteur des attentes et des besoins de la population. À moyen et long terme, cette défaillance risque d’entraîner un affaiblissement durable de la confiance des citoyens dans leurs institutions, une aggravation des difficultés économiques, et une montée des tensions sociales.
Pour éviter que cette situation ne s’enlise, il est impératif que les autorités, tant locales que nationales, adoptent une approche plus stratégique, plus inclusive et surtout plus anticipatrice, afin de repenser l’avenir de la Martinique dans une perspective de développement durable et de justice sociale.
Mais il faut souligner que l’emprise du présentisme sape la capacité à envisager l’avenir. Pourtant, penser le long terme est crucial pour transformer le futur des Antilles, y compris de la Martinique et de la Guadeloupe. Le rapport au temps, notamment en Occident, a radicalement changé au XIXe siècle, lorsque l’idée d’un progrès constant justifiait les sacrifices du présent au nom d’un avenir meilleur. Cependant, cette conception du progrès s’effrite aujourd’hui. Nous avons perdu la capacité à envisager le futur avec profondeur, car tout est concentré sur l’immédiat. La société vit dans une sorte de boucle, à l’image du cycle de vie des êtres humains, un cycle auquel la Grèce antique accordait une importance primordiale.
Les défis de cette vision à long terme sont nombreux, qu’il s’agisse de politiques publiques, d’économie ou de la gestion des ressources naturelles et des écosystèmes des Antilles. Les cycles temporels se raccourcissent, en grande partie en raison des innovations technologiques notamment l’intelligence artificielle et des nouveaux modèles de production qui imposent aux entreprises de revoir sans cesse leurs stratégies, limitant leur horizon de planification à seulement quelques années. Les responsables politiques tout comme les entreprises martiniquaises, comme d’autres dans le monde, sont désormais réticents à se projeter sur 10 ou 20 ans. Le contexte économique mouvant décourage les exercices prospectifs de long terme, bien que ce soient ces mêmes exercices qui permettraient de mieux appréhender les incertitudes futures.
Cette incapacité à penser à long terme est symbolique de la crise qui frappe la Martinique aujourd’hui. Les blocages violents et les tensions sociales qui paralysent l’île ne sont que le symptôme d’un problème plus profond, au-delà de la simple question de la vie chère. La Martinique, tout comme la Guadeloupe, a toujours été un lieu de crises multiples, mais aujourd’hui, certains observateurs, comme le président de la Collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy ou encore madame Rodap présidente du MEDEF Martinique, décrivent une situation presque insurrectionnelle.
Plus que tout autre responsable politique, Serge Letchimy devrait pourtant savoir que le seul rapport de force avec l’État ne garantit pas la sécurité alimentaire à moindre coût, et encore moins la paix sociale : l’enchaînement des violences et de la répression conduit immanquablement la société martiniquaise qu’il met aux prises dans une impasse. Les risques de dérapages sont réels, et le gouvernement est bien conscient de la gravité de la situation, à en juger par le renforcement des services de police et renseignement sur place.
Cependant, malgré la gravité de la situation, il est important de ne pas céder à la panique. Le risque d’une révolte généralisée est présent, mais il ne s’agit pas d’une révolution indépendantiste imminente à l’image de la nouvelle Calédonie . Il est essentiel de distinguer entre les mouvements de révolte et des aspirations plus profondes qui pourraient naître de cette crise. Dans ce contexte, il est facile de surestimer les tensions actuelles en les assimilant à des velléités de rupture totale avec l’État français, alors qu’il s’agit avant tout d’un rejet de l’autorité républicaine, exacerbé par des frustrations d’ordre idéologiques et identitaires accumulées depuis des décennies au sein du corps social martiniquais.
La notion de rapport de force, omniprésente dans les relations entre la Martinique et l’État français, est une clé pour comprendre cette crise. La partie dominante, représentée par l’État, et la partie dominée, la Martinique, sont engagées dans une relation de conflit où les pouvoirs sont inégaux. Toutefois, le mouvement syndical et politique antillais, en croyant pouvoir imposer son diktat à l’État comme il l’a fait par le passé, commet une erreur d’analyse. La situation quasi insurrectionnelle actuelle résulte en grande partie de cette croyance, mais elle ne correspond pas à une rupture idéologique profonde de l’assimilation, contrairement à ce que certains pourraient penser.
En fin de compte, la crise actuelle, bien que douloureuse, offre une opportunité unique de repenser l’avenir de la Martinique. Comme toute crise, celle de la vie chère permet de soulever des questions qui étaient jusque-là évitées. Cependant, il est primordial de garder à l’esprit qu’une action violente appelle toujours une réaction. Le mouvement syndical, tout en défendant les intérêts de la population, ne doit jamais perdre de vue cette vérité fondamentale.
Penser l’avenir de la Martinique nécessite de s’extraire du présentisme, de l’émotionnel et d’envisager une transformation des institutions à long terme, une refonte au préalable du modèle économique et social qui répondra non seulement aux crises actuelles, mais aussi aux défis de demain.
« Fèy di plis ki sa, van chayé-y »
Traduction littérale : La feuille était encore plus prétentieuse et pourtant le vent l’a emportée.
Moralité : Il faut savoir rester modeste face à l’épreuve de force…
*Economiste