Opinion. La stratégie du périscope : une lecture inédite de l’action gouvernementale en Outre-mer

PAR JEAN-MARIE NOL*

Depuis plusieurs décennies, l’Outre-mer français a suscité de nombreux débats au sein de l’opinion publique, souvent marqués par des mouvements sociaux ou des revendications identitaires, notamment en Martinique, Guadeloupe, Guyane ou encore très récemment en Nouvelle Calédonie.

Pourtant, derrière l’apparente instabilité, l’État français semble opérer selon une stratégie discrète, secrète et réfléchie, visant à maintenir la stabilité de ces territoires tout en anticipant les profondes mutations socio-économiques à venir. Cette approche a parfois été qualifiée de « stratégie du périscope », un terme emprunté à l’instrument optique utilisé en milieu sous-marin pour observer sans se dévoiler. Il ne fait aucun doute que l’Outre-mer est une priorité stratégique pour la France. Loin d’un désintérêt, comme pourrait le laisser penser, l’instabilité des ministères successifs – six ministres de l’Outre-mer en quelques années – la gestion des territoires ultramarins constitue en réalité une priorité pour la France.

La diversité géographique, culturelle et économique de ces territoires confère à la France une influence géopolitique d’envergure, couvrant les océans Atlantique, Pacifique et Indien. De plus, ces régions représentent un atout non négligeable pour la souveraineté maritime française, la recherche scientifique (notamment en Guyane avec le centre spatial), ainsi que l’accès à des ressources naturelles stratégiques tels que les richesses minières des grands fonds marins.

Face à ces enjeux, la France ne peut se permettre de reléguer l’Outre-mer à la périphérie de ses préoccupations. Cependant, la gestion de ces territoires, marqués par des disparités économiques et une instabilité sociale chronique, nécessite une action sécuritaire de nasse aussi discrète qu’efficace. C’était déjà la première mission qui avait été assigné au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, notamment en Nouvelle Calédonie.

La stratégie du périscope : gouverner sans se dévoiler n’est pas comprise par les élus ultramarins. L’opposition systématique des élus antillais, particulièrement ceux de Martinique et de Guadeloupe, à la politique du gouvernement français, présente plusieurs dangers économiques, politiques et sociaux, qui pourraient affecter négativement l’avenir des territoires antillais. En adoptant une posture d’opposition frontale au gouvernement, les élus antillais risquent de se retrouver marginalisés dans les discussions nationales. Le gouvernement peut décider de réduire son engagement dans ces territoires, en considérant que l’effort n’est plus justifié s’il n’y a pas de coopération constructive. Cela pourrait entraîner moins de soutien financier et logistique pour résoudre les crises locales (notamment liées au coût de la vie ou au chômage).

Un désengagement des autorités françaises des problématiques spécifiques des Outre-mer, voire un transfert de responsabilité accru aux collectivités locales, sans compensation adéquate. De même on pourrait avoir une perte de poids dans les négociations à Bruxelles. Les Antilles françaises, comme d’autres territoires d’Outre-mer, bénéficient de subventions européennes dans le cadre des fonds structurels destinés aux régions ultra-périphériques de l’UE. Si les élus antillais s’isolent dans un affrontement idéologique avec le gouvernement central, ce dernier pourrait être moins enclin à défendre efficacement leurs intérêts à Bruxelles. Cela pourrait se traduire par une baisse des fonds européens pour le développement régional, le soutien à l’agriculture ou les infrastructures.

On peut également assister à moins de soutien technique et diplomatique pour défendre les spécificités des Outre-mer dans les négociations internationales ou européennes.

L’image du périscope, qui permet à un sous-marin d’observer sans émerger à la surface, résume bien l’attitude du gouvernement face à la question ultramarine. Il s’agit pour l’État d’agir sans éclat, en arrière-plan, tout en gardant un œil constant sur les évolutions politiques, sociales et économiques. Cette stratégie se déploie à plusieurs niveaux, à la fois dans la provocation volontaire de crise à l’instar de ce qui s’est passé en Nouvelle Calédonie, à l’anticipation des crises potentielles et la gestion des mouvements d’opposition ou d’indépendance.

L’une des principales préoccupations de l’État français en Outre-mer réside dans la gestion des mouvements insurrectionnels ou des futures revendications d’indépendance, souvent liés à des crises économiques ou sociales. Les territoires ultramarins sont fréquemment le théâtre de mouvements sociaux, comme cela a été le cas en Guadeloupe et Martinique lors de la crise sociale et des grèves de 2009 ou plus récemment à Mayotte et en Guyane. La stratégie gouvernementale consiste alors à désamorcer ces crises de manière anticipative, en répondant à certaines demandes notamment d’évolution institutionnelle, tout en maintenant fermement l’ancrage de ces territoires dans la République.

C’est incontestablement une gestion discrète mais coordonnée. Ainsi le rattachement du ministère des Outre-mer au Premier ministre, plutôt qu’au ministère de l’Intérieur comme cela était le cas par le passé pour des raisons purement sécuritaires, souligne cette nouvelle approche de gestion directe et stratégique. Cela témoigne de l’importance que l’État accorde aux affaires ultramarines, tout en maintenant un contrôle centralisé. Les décisions sont ainsi prises à l’échelon le plus haut du chef de l’État et du gouvernement, impliquant directement le Premier ministre, chef de l’exécutif, pour garantir une coordination optimale des actions à mener.

De surcroît, ce repositionnement institutionnel montre que l’État français a une vision à long terme pour l’Outre-mer. En effet, la dépendance des territoires ultramarins aux subventions de l’État et la fragilité de leur tissu économique local créent une forme de vulnérabilité sociale, exacerbée par les inégalités structurelles. Le gouvernement sait pertinemment que ces faiblesses peuvent alimenter les tensions sociales et provoquer des vagues de contestation. En réponse, il adopte une politique mêlant les moyens sécuritaires, les soutiens économiques et les réformes structurelles pour contenir toute velléité d’insurrection.

L’un des éléments centraux de la « stratégie du périscope » repose sur l’évitement habile de la question de l’indépendance. En effet, la France ne souhaite pas que ces territoires deviennent des États souverains, ce qui affaiblirait non seulement sa présence géopolitique mondiale, mais entraînerait aussi une rupture avec les populations locales, historiquement liées depuis des siècles à la « métropole ».

Pour ce faire, l’État met en place une série de mesures incitatives visant à améliorer les conditions de vie des habitants tout en renforçant leur sentiment d’appartenance à la nation française. Ces mesures incluent des aides économiques, des infrastructures de développement, ainsi qu’une valorisation de la culture ultramarine au sein du récit national. Ce dernier point est particulièrement sensible, car il permet d’éviter toute perception de déconnexion ou de désintérêt de la part de la « métropole » envers ses territoires ultramarins.

Une vision économique et géopolitique à long terme de la France aux Antilles est indéniable. La « stratégie du périscope » est également portée par une dimension économique et géopolitique de long terme. L’Outre-mer français représente un gisement important de ressources naturelles, en particulier dans le cadre des zones économiques exclusives (ZEE) qui confèrent à la France la deuxième plus grande ZEE du monde, avec environ 11 millions de kilomètres carrés.

Les territoires ultramarins sont donc essentiels à la stratégie maritime et énergétique française, et ce rôle stratégique ne fera que croître dans les décennies à venir, en raison de la raréfaction des ressources terrestres et de la montée des enjeux environnementaux. De plus, ces territoires offrent à la France une présence diplomatique et militaire dans des zones où elle n’aurait pas d’ancrage autrement. Des bases militaires sont ainsi positionnées en Polynésie, à la Réunion, ou encore en Guyane, renforçant l’influence française dans ces zones stratégiques du globe. Enfin, la stratégie de l’État en Outre-mer s’inscrit dans une démarche prospective, c’est-à-dire anticipative. Plutôt que de réagir aux crises une fois qu’elles éclatent, le gouvernement cherche soit à les anticiper et à en prévoir les causes, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques, afin d’intervenir en amont.

Cette approche permet non seulement de maintenir la stabilité dans les territoires ultramarins, mais aussi de renforcer la position de la France sur la scène internationale. En somme, la « stratégie du périscope » mise en place par l’État français en Outre-mer peut sembler discrète, voire opaque pour beaucoup de gens. Cependant, elle est le résultat d’une réflexion stratégique de long terme, visant à maintenir ces territoires dans la sphère d’influence française, tout en anticipant les conséquences des profondes mutations sociales et économiques à venir. Cette stratégie vise à concilier les attentes des populations locales avec les impératifs géopolitiques et économiques de l’hexagone, assurant ainsi une gestion trouble mais apparemment harmonieuse et pérenne de ces territoires, malgré les défis qui se profilent. Ce que les élus ne maîtrisent  pas c’est la  période de turbulences économiques et sociales profondes que traverse la Martinique et dans une moindre mesure la Guadeloupe. Ces territoires, fragilisés par des inégalités structurelles et une dépendance à l’État providence, sont pris dans une spirale de contestations et de revendications, mettant en lumière les contradictions de leur modèle de développement.

D’un côté, des mouvements sociaux de grande ampleur, souvent justifiés par la montée du coût de la vie et la précarité croissante, tentent de faire pression sur les autorités locales et nationales. De l’autre, ces actions menacent l’équilibre déjà précaire de ces économies insulaires. La dépendance aux aides publiques, conjuguée à une économie locale fragile, n’offre que peu de marge de manœuvre pour absorber les secousses engendrées par ces grèves et manifestations.

L’histoire coloniale des Antilles et leur intégration à la République française à travers la départementalisation ont créé un lien de dépendance vis-à-vis de la métropole, qui atteint aujourd’hui ses limites, d’où le souhait de l’État d’arriver à une plus grande décentralisation voire même à l’autonomie.

Les crises successives, comme les émeutes contre la vie chère en Martinique et la grève d’EDF en Guadeloupe, traduisent un malaise profond. Ces événements révèlent également une incompréhension des réalités économiques locales et nationales, exacerbée par des décennies de décisions imposées depuis Paris. Les revendications légitimes, telles que l’amélioration du pouvoir d’achat, sont souvent accompagnées de moyens d’action jusqu’au-boutistes, ignorant les répercussions sur un tissu économique exsangue. Les entreprises locales, déjà confrontées à l’inflation et à la stagnation de la croissance, se retrouvent acculées. Les grèves répétées, loin de résoudre les inégalités, risquent d’accentuer la précarité qu’elles prétendent combattre.

L’économie antillaise, particulièrement touchée par l’inflation – la Guadeloupe ayant perdu 6,3 % de pouvoir d’achat entre 2020 et 2024 – subit de plein fouet les conséquences de la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation, affectant directement les ménages les plus modestes. La situation s’aggrave encore avec les effets de la crise inflationniste, notamment dans des secteurs clés comme le tourisme ou le bâtiment. Dans ce contexte, l’idée d’une aide indéfinie de l’État apparaît de plus en plus illusoire. Le gouvernement français, sous la direction de Michel Barnier, envisage une politique d’austérité qui pourrait frapper durement les départements d’Outre-mer. Une réduction de 9,2 % des crédits alloués à la mission Outre-mer est déjà prévue, touchant des secteurs vitaux comme l’aide au logement et les investissements économiques.

Ces mesures de rigueur budgétaire risquent d’aggraver les tensions sociales et d’alourdir la pression sur une économie déjà fragile. Le modèle d’État providence, basé sur des subventions publiques massives, ne semble plus viable à long terme. Pourtant, les élus, syndicats et les mouvements sociaux continuent de défier l’autorité de manière radicale, contribuant à une atmosphère de défiance généralisée qui paralyse le dialogue social. La contestation de l’autorité, qu’elle soit politique ou managériale, s’inscrit dans une tradition historique héritée de la colonisation, où les relations entre la « métropole » et les Antilles ont souvent été perçues comme paternalistes et descendantes. Cela renforce le sentiment de déconnexion entre la population locale et les dirigeants, alimentant des discours de plus en plus radicaux.

La révolte contre l’autorité politique, illustrée par les tensions actuelles , met en évidence le besoin urgent de réformer les modes de gouvernance. Restaurer un dialogue constructif, basé sur le respect mutuel et la prise en compte des spécificités locales, apparaît comme une nécessité pour éviter une dégradation irréversible de la situation. Les défis auxquels sont confrontées la Guadeloupe et la Martinique ne peuvent être surmontés par la seule confrontation ou le refus de prendre en compte les réalités économiques. Une solution durable à cette crise sociale doit passer par une adaptation des revendications à la capacité réelle des territoires à y répondre.

Cependant, le danger d’un isolement politique grandit. Les élus antillais, en adoptant une posture systématiquement opposée à la politique du nouveau gouvernement central, risquent de se marginaliser dans les discussions nationales. Si cette opposition frontale continue, Paris pourrait décider de réduire son engagement financier et logistique dans ces territoires, aggravant encore la situation économique. Les subventions européennes, déjà vitales pour le développement régional et le soutien à l’agriculture, pourraient également être revues à la baisse si les élus locaux refusent de collaborer de manière constructive avec le gouvernement central.

Ce désengagement financier progressif de l’État français pourrait avoir des conséquences graves. Le chômage, déjà élevé chez les jeunes dans ces territoires, pourrait continuer d’augmenter, nourrissant les tensions sociales et les mouvements de protestation. Cette dynamique risquerait d’accélérer une montée des discours indépendantistes ou autonomistes, encouragée par l’échec des relations entre les autorités locales et nationales. Certains habitants pourraient alors se tourner vers des solutions plus radicales, au risque d’exacerber encore plus les divisions entre l’Hexagone et les Antilles et cela l’État français l’a déjà bien anticipé.

Comme nous l’avions déjà mentionné, une partie de la classe dirigeante française (à Paris ou Bruxelles) pourrait percevoir les Outre-mer comme des territoires coûteux, sans perspectives de retour sur investissement. L’opposition systématique des élus locaux pourrait renforcer cette vision, incitant le gouvernement à réduire les dépenses publiques consacrées aux Outre-mer, en mettant davantage l’accent sur des réformes de rigueur budgétaire. Et de plus accélérer une décentralisation plus importante ou encourager une plus grande autonomie, sans garantie de transferts financiers suffisants pour pallier les manques.

Face à ce tableau d’ombres chinoises, il devient impératif de trouver un équilibre entre rigueur budgétaire et justice sociale. La gestion de cette crise appelle à des décisions prises avec discernement, en tenant compte des réalités économiques et des aspirations sociales de la population antillaise. Un effort collectif, impliquant toutes les parties prenantes, est indispensable pour éviter que la Guadeloupe et la Martinique ne s’enfoncent dans une spirale de crises sans fin. Seul un dialogue constructif, basé sur une compréhension mutuelle des enjeux, pourra permettre de dégager une voie viable pour l’avenir économique et social de la Guadeloupe et la Martinique.

*Economiste 

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