PAR JEAN-MARIE NOL*
En 2023, une étude de la Fondation Jean-Jaurès révélait que deux tiers des Français se considéraient comme appartenant à la « classe moyenne ». Pour la Fondation Jean-Jaurès, le revenu pourrait être une première piste pour définir la classe moyenne.
Elle propose de circonscrire cette catégorie entre les 30 % de Français les plus modestes et les 20 % les plus riches. Cependant, cette approche ne rend pas compte des disparités importantes au sein de la classe moyenne. Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) la divise en deux sous-catégories : les classes moyennes inférieures et supérieures.
Les premières regroupent environ 30 % des Français, avec un revenu mensuel compris entre 1 440 et 2 260 euros. Les secondes représentent 20 % de la population, avec des revenus allant de 2 260 à 3 110 euros par mois. Cette « bipolarisation de la classe moyenne » résulte d’une progression des revenus plus lente que celle du niveau de vie médian. Cependant, cette notion reste floue et difficile à cerner précisément en Guadeloupe et Martinique .
En effet, « aucune définition ne permet actuellement de représenter, de manière juste et consensuelle, la ou les classes moyennes françaises » ont été étudiées par plusieurs organismes de recherche sur le plan sociologique. Selon ces études, environ un Français sur deux ferait partie de cette catégorie socio-économique. En extrapolant à partir de certaines données de l’INSEE pour les Antilles, l’on peut considérer sans risque de se tromper que c’est un peu plus d’un antillais sur trois qui pourrait en faire partie.
Mais, quelle est l’histoire et surtout l’avenir de cette classe moyenne antillaise, aujourd’hui en proie à de nombreux doutes et au sentiment de déclassement ?
La naissance d’une classe moyenne en Guadeloupe et Martinique à partir de la mise en œuvre de la départementalisation en 1946 est un processus complexe qui s’inscrit dans un contexte historique, économique et social spécifique.
Voici les étapes et les facteurs clés de ce processus :
1. Contexte historique et départementalisation
Avant 1946, la Guadeloupe était une colonie française avec une économie principalement basée sur l’agriculture, notamment la production de sucre. La société était structurée de manière hiérarchique, avec une élite blanche (les blancs créoles en Guadeloupe et « békés » en Martinique ), possédant la plupart des terres et des ressources commerciales, et une majorité de population noire et métisse descendant des esclaves.
En 1946, la loi de départementalisation transformait la Guadeloupe en département d’Outre-mer français. Ce changement juridique et politique signifiait que la Guadeloupe devait bénéficier des mêmes droits et obligations que les départements métropolitains, y compris l’accès aux services publics, à la protection sociale et aux infrastructures.
2. Modernisation et amélioration des conditions de vie avec la construction des infrastructures et services publics
La départementalisation a conduit à des investissements significatifs dans les infrastructures (routes, écoles, hôpitaux) et les services publics (santé, éducation). Cela a grandement amélioré les conditions de vie et facilité l’accès à l’éducation, aux soins de santé et à la protection voire même au renforcement de la cellule familiale avec les allocations familiales. L’extension des lois sociales françaises à la Guadeloupe (sécurité sociale, allocations familiales, chômage) a aussi permis une meilleure protection des travailleurs et de leurs familles, contribuant ainsi à la réduction de la pauvreté et à l’augmentation du niveau de vie.
3. Diversification économique et emplois publics
La départementalisation a entraîné la création de nombreux emplois publics dans l’administration d’État mais également au sein des collectivités, de l’Education nationale et la santé. Ces emplois étaient souvent mieux rémunérés avec les 40% de sur-rémunération de vie chère et offraient une sécurité de l’emploi, ce qui a contribué à la formation d’une classe moyenne.
Diversification économique
Bien que l’agriculture restait importante, d’autres secteurs ont commencé à se développer, tels que le tourisme, le commerce et surtout les services. Cette diversification a créé de nouvelles opportunités d’emploi et d’entrepreneuriat, favorisant l’émergence d’une classe moyenne urbaine.
4. Éducation et mobilité sociale
L’amélioration de l’accès à l’éducation a été un facteur crucial. Les écoles et les universités ont formé une nouvelle génération de Guadeloupéens mieux éduqués, capables d’occuper des postes qualifiés et bien rémunérés dans les professions libérales et de participer à l’administration et à l’économie locale. Grâce à l’éducation et aux opportunités économiques, une partie de la population a pu améliorer sa situation économique et sociale. La formation professionnelle et l’enseignement supérieur ont permis à de nombreux Guadeloupéens d’accéder à des professions qualifiées et de rejoindre les rangs de la classe moyenne.
5. Influence culturelle et politique
C’est aussi avec ce développement de la classe moyenne en Guadeloupe que s’est forgée une identité culturelle de type hybride et assimilationiste : le processus de départementalisation a fortement influencé l’identité culturelle guadeloupéenne. La combinaison des traditions locales et de l’influence française a contribué à une identité unique, renforçant le sentiment d’appartenance à une culture créole et de fierté, ce qui a également favorisé la cohésion sociale et la stabilité. La départementalisation a permis aux Guadeloupéens de participer plus activement à la vie politique française. Des représentants locaux ont pu influencer les politiques publiques, ce qui a pu contribuer positivement ou négativement à la défense des intérêts de la Guadeloupe et à la promotion du développement économique et social. En résumé, la naissance de la classe moyenne en Guadeloupe à partir de la départementalisation est le résultat de l’extension des droits et des services publics français, des investissements dans les infrastructures et l’éducation, de la diversification économique et de l’amélioration des conditions de vie et de la protection sociale. Ce processus a permis à une partie significative de la population d’accéder à des emplois stables et bien rémunérés, favorisant ainsi l’émergence d’une classe moyenne.
Voilà pour l’histoire mais, que nous réserve l’avenir pour cette classe moyenne ?
Une peur de l’avenir omniprésente semble se dessiner actuellement en Guadeloupe , et ce même si la peur de l’avenir est un sentiment partagé par toutes les classes moyennes dans le monde avec la quatrième révolution industrielle et technologique, exacerbée par l’augmentation des dépenses contraintes, ou « pré-engagées » comme le logement, les voitures, les assurances et les moyens de télécommunication.
En 2019, l’OCDE estimait que le logement représentait près d’un tiers du budget des classes moyennes, une proportion qui a fortement augmenté depuis les années 2000 et qui s’est fortement accéléré depuis la crise COVID et la guerre en Ukraine.
L’Institut Montaigne souligne que les nouvelles générations ont désormais moins de chances de faire partie des classes moyennes que les générations précédentes, en raison d’une baisse tendancielle des revenus intermédiaires et de la spirale inflationniste. Cette situation engendre une crainte omniprésente de déclassement social.
« Cette peur de perdre, beaucoup plus qu’il n’est statistiquement possible de perdre, est une caractéristique inhérente aux classes moyennes », note l’Institut.
Avec ce climat d’incertitude et de peur, les classes moyennes montrent un attachement moins fort aux institutions et à la méritocratie. Un sondage Ipsos de 2023 révèle que 59 % des personnes de classe moyenne déclarent avoir « plutôt confiance » en l’école, contre 53 % des classes populaires et défavorisées et 43 % des classes privilégiées et aisées.
Cet attachement souligne l’importance que les classes moyennes accordent à l’éducation comme vecteur de mobilité sociale et comme garant de l’égalité des chances. Nul ne peut aujourd’hui nier que la départementalisation de la Guadeloupe en 1946 a conduit à des progrès socio-économiques significatifs, notamment l’émergence d’une classe moyenne bien éduquée. Cependant, certains économistes et observateurs considèrent ce processus comme un échec sur plusieurs aspects, particulièrement sur le plan économique et identitaire.
A notre sens les principales raisons invoquées sont les suivantes :
– La forte dépendance économique de la Guadeloupe ayant conduit à un mal développement est l’une des premières causes évoquées dans les discussions de sérail de certaines élites.
La départementalisation a renforcé la dépendance de la Guadeloupe vis-à-vis de la métropole française et a annihilé le secteur productif. Les transferts financiers massifs en provenance de la France ont certes permis une amélioration des infrastructures et des services publics, mais ont également créé une économie de rente et de comptoir largement subventionnée au profit d’une minorité de profiteurs. Cette dépendance a freiné le développement d’une économie productive locale endogène et diversifiée. La Guadeloupe n’a pas développé une base industrielle solide avec la filière canne actuellement en faillite. L’économie reste principalement axée sur le secteur tertiaire et le tourisme, avec une faible production locale de biens. De plus, nous avons affaire à une faible compétitivité des produits locaux. L’absence de diversification économique et d’industrialisation de type agroalimentaire a rendu l’économie guadeloupéenne moins compétitive à l’échelle nationale et mondiale.
– Chômage et précarité
Malgré les progrès réalisés, le chômage reste un problème majeur en Guadeloupe. Les jeunes, en particulier, sont durement touchés par le chômage, ce qui alimente le mécontentement social et surtout la violence. Les taux de chômage en Guadeloupe sont souvent deux à trois fois plus élevés que ceux de l’Hexagone. Cette situation est exacerbée par une économie peu diversifiée et une dépendance aux emplois publics.
– Malaise identitaire
La départementalisation a également eu des répercussions importantes sur l’identité culturelle et politique des Guadeloupéens. La transformation de la Guadeloupe en département français a parfois été perçue par les intellectuels d’obédience nationaliste comme une assimilation forcée, menant à un sentiment de perte de l’identité culturelle propre à l’île. La politique d’assimilation a souvent été perçue comme une négation des spécificités culturelles et historiques guadeloupéennes. Cela a provoqué un malaise identitaire et des tensions entre les identités française et guadeloupéenne.
Ce malaise identitaire a contribué à l’émergence de mouvements autonomistes et indépendantistes qui revendiquent une plus grande autonomie, voire l’indépendance de la Guadeloupe. Ces mouvements critiquent la départementalisation pour avoir marginalisé les Guadeloupéens et créé une dépendance économique et culturelle à la métropole.
– Inégalités sociales
Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les inégalités sociales et économiques persistent en Guadeloupe. Les disparités entre les différentes couches de la société sont marquées, et une bonne partie de la population continue de vivre dans des conditions précaires. L’assistanat demeurant un fléau responsable également pour partie du mal développement.
Les investissements et les développements productifs n’ont pas bénéficié de manière égale à toutes les régions de l’île, créant des inégalités géographiques entre la grande conurbation urbaine de la région pointoise et le reste de l’île.
– Exclusion sociale
Les groupes sociaux les plus défavorisés ont souvent été laissés pour compte dans le processus de développement, ce qui a renforcé les inégalités et le sentiment d’exclusion, d’où la forte délinquance juvénile.
– Les défis à venir
L’avenir des classes moyennes françaises semble incertain. Le sentiment de déclassement, alimenté par une stagnation des revenus et une augmentation des dépenses contraintes, pourrait se traduire par une perte de confiance accrue dans les institutions et un renforcement des inégalités sociales. Les politiques publiques devront s’atteler à répondre à ces défis pour éviter un affaiblissement de cette catégorie socio-économique essentielle à la stabilité et à la cohésion sociale du pays.
La mise en place de mesures favorisant l’accès au logement abordable, le soutien à l’éducation et à la formation professionnelle, ainsi que des politiques de redistribution plus équitables pourraient contribuer à atténuer ce sentiment de déclassement. Par ailleurs, la valorisation des métiers intermédiaires dans le secteur de la production et des initiatives locales visant à renforcer le lien social et économique au sein des territoires peuvent également jouer un rôle clé.
Le grand doute de la classe moyenne antillaise face aux mutations de la société est un enjeu majeur pour l’avenir du pays Guadeloupe. Cette catégorie, malgré sa diversité et ses disparités internes, reste un pilier de la cohésion sociale et de la méritocratie.
Pour éviter un avenir morose marqué par le déclassement, et la continuité d’une poussée du vote aux extrêmes, il est impératif que les décideurs politiques prennent des mesures audacieuses pour la mise en œuvre d’un nouveau modèle économique et social et concertées à l’aide d’une agence financière de développement pour soutenir et revitaliser les classes moyennes.
En somme, la départementalisation de la Guadeloupe a permis des avancées importantes, notamment en matière de services publics et d’infrastructures, et a favorisé l’émergence d’une classe moyenne. Cependant, elle a aussi entraîné une dépendance économique vis-à-vis de la France, un chômage persistant, un malaise identitaire et des inégalités sociales qui continuent d’alimenter des revendications autonomistes et indépendantistes. Ces critiques de plus en plus prégnantes sur l’échec du modèle économique actuel mettent en lumière les limites et les défis de la départementalisation, soulignant la nécessité de repenser le modèle de développement à charge pour les élus de créer une nouvelle agence de développement.
De plus, avec en prime une société financière pour mieux drainer l’épargne des guadeloupéens vers le secteur de la production et ainsi mieux répondre aux aspirations et aux besoins des Guadeloupéens. Non et non, nous n’avons pas intérêt à jeter le bébé avec l’eau du bain et pratiquer la politique de la terre brûlée comme en nouvelle Calédonie kanaky, pourtant autrefois chantre d’une autonomie réussie pour certains intellectuels idéologues et passéistes.
« Dlo tombé pa ka ranmasé » !
– traduction littérale : L’eau tombée ne se ramasse pas !
– moralité : Ce qui est fait est fait, on ne revient pas en arrière , mais on corrige sans vouloir tout détruire…
*Economiste