Les bandits armés hantent la vie de la population jusque dans sa mort. A Port-au-Prince, les morts n’ont plus le luxe de se reposer en paix. Le grand cimetière de Port-au-Prince, transformé en cachette de prédilection pour les bandits, enregistre rarement un rite funéraire. Inhumer un proche de nos jours à Port-au-Prince représente un véritable casse-tête chinois.
Un chauffeur à bord d’un corbillard, accompagné de deux proches du défunt, les dépose devant le cimetière avant de s’en aller. Sans rituel, ni fanfare, ni un dernier mot, voilà comment se déroule une cérémonie funéraire au grand cimetière de Port-au-Prince, sous les regards attentifs d’hommes lourdement armés.
Tout a été planifié, négocié par l’entreprise funéraire jusqu’au moindre détail. Seuls deux proches du défunt ont accès au cimetière. Les plus braves certainement. « Les hommes armés ne sont pas agressifs. Ils indiquent seulement les étapes », nous a confié un homme qui s’est adonné à cet exercice récemment au grand cimetière de la capitale.
Les traditionnels rituels funéraires au grand cimetière de Port-au-Prince n’existent pratiquement plus depuis plusieurs mois. Ce lieu du repos éternel, patrimoine d’Haïti vieux de 254 ans, n’est plus sous le contrôle de la municipalité de Port-au-Prince à cause des bandits armés qui y élisent domicile. Cet endroit est transformé en cachette sûre pour les caïds. Ils ont creusé des trous dans les murs qui leur servent de passages afin de s’enfuir à chaque intervention policière.
Un environnement effrayant et crispant
L’environnement immédiat du grand cimetière est à la fois effrayant et crispant. Le désert s’y installe de la rue Alerte jusqu’à la rue Monseigneur Guilloux. À cause de l’insécurité qui plane sur cette zone, les parents perdent ce rapport intime avec leurs proches décédés.
La rue de l’Enterrement, qui grouillait au rythme des activités funéraires, à quelques encablures du grand cimetière de Port-au-Prince, tombe aussi sous le contrôle des bandits armés. Ces derniers ont chassé, du coup, les entrepreneurs dans ce secteur.
Une dizaine de pompes funèbres sont dans le dur au niveau de la rue de l’Enterrement. Ces entreprises subissent des actes de vandalisme de la part des dits bandits. Une seule d’entre elles fonctionnent encore mais ne reçoit plus de clients, selon une source.
« J’ai investi la rue de l’Enterrement et Mariani. Mes deux entreprises sont actuellement fermées. Le grand cimetière est assiégé par les membres de gangs qui en font leur abri. Ils échangent des tirs avec la police à partir du cimetière. On ne peut pas risquer la famille des morts ni les employés. Des autres cimetières, dont ceux de Turgeau et de Delmas 34, sont saturés. Par rapport aux routes nationales contrôlées par les gangsters armés, on ne peut pas transporter les morts en province. À chaque poste de péage, les bandits exigent de fortes sommes d’argent aux entreprises funéraires, jusqu’à 50 000 gourdes par endroits. Le secteur funéraire est sévèrement touché par la situation de crise que traverse le pays », a raconté notre contact.
Ledit contact continue pour souligner que les morgues privées qui fonctionnent toujours ne reçoivent pas les cadavres sous le contrôle de la mairie, d’où la quantité de cadavres abandonnés dans nos rues.
« Nous voulons reprendre notre fonctionnement de manière libre et régulière. Tout cela ne peut se faire qu’avec le rétablissement de la sécurité », a-t-il appelé. « On pourra reprendre notre fonctionnement normalement quoique on a enregistré d’énormes pertes matérielles et humaines durant la crise sécuritaire », a-t-il fait remarquer.
Des cadavres abandonnés dans les rues
À certains endroits dans la capitale, on marche au milieu des morts. Certains cadavres sont abandonnés tout bonnement. Brûlés afin de se débarrasser de la puanteur, les restes sont dévorés par les chiens tranquillement. La mairie de Port-au-Prince, qui, d’habitude, prend en charge des dépouilles d’indigents, laissées dans la rue, affiche sa faiblesse face à l’ampleur de la situation. « Nous avons perdu le contrôle sur le grand cimetière depuis un an. Nous n’avons pas les moyens », a confirmé l’agent exécutif intérimaire de Port-au-Prince, Lucson Janvier.
« En réalité, les familles ne peuvent pas inhumer leurs défunts car beaucoup de cadavres se trouvent dans un milieu difficile et ne peuvent être récupérés », a confié M. Janvier, soulignant que certaines familles optent pour le cimetière de Turgeau pour l’inhumation.
Le cimetière de Turgeau saturé
Après plusieurs barrières franchies pour protéger la zone contre un éventuel assaut des gangs, bienvenue au cimetière de Turgeau. Là bas, il y a peu d’espaces disponibles pour construire des caveaux afin de satisfaire les demandes qui viennent, si l’on en croit un employé en pleine négociation avec un résident de la zone pour trouver un espace. « Oui, il y a beaucoup de demandes, mais nous sommes obligés de les ignorer », a indiqué cet homme dans la cinquantaine avancée.
« L’administration du cimetière de Turgeau dessert uniquement les résidents de Croix-des-Prez, Débrosse, Sainte-Marie. Les autres, on les refuse », a-t-il expliqué avant de lâcher un autre commentaire qui montre leur niveau de précaution : « moun nan gen dwa di l ap vini ak yon mò, poutan se pa mò vre. Nou pa vle tonbe nan pyèj ».
À Port-au-Prince, l’État ne protège ni les morts ni les vivants. Comme si vivre à Port-au-Prince n’est pas déjà compliqué, enterrer nos proches en leur offrant une digne sépulture n’est pas un long fleuve tranquille.
Source : Le Nouvelliste
Lien : https://lenouvelliste.com/article/248830/port-au-prince-letat-ne-protege-ni-les-morts-ni-les-vivants