Parce que les routes nationales sont contrôlées par les groupes criminels, quitter Port-au-Prince pour se rendre dans les autres villes ou à l’étranger est un vrai casse-tête. J’ai parcouru des centaines de kilomètres pour ne pas croiser la route des malfrats.
Cayes-Jacmel dimanche 5 mai, il est 17 heures. La journée ronge ses heures. Sur la plage « Ti Mouyay », les flots de la mer rugissent. Le soleil s’éclipse en douceur, laissant sa place à une douce brise provenant des collines d’en face. La nature s’offre en spectacle dans ce coin paradisiaque du sud-est. Une atmosphère qui tranche avec le chaos qui règne à Port-au-Prince depuis plusieurs mois.
Ici, les sifflements des armes automatiques sont remplacés par un concert de cris d’oiseaux et d’insectes de toutes sortes. Les épaisses fumées de pneus enflammés ou de bâtiments incendiés visibles partout dans la capitale, sont remplacées par des amoncellements de nuages dans le ciel, courant ça et là, annonçant l’imminence de la pluie. N’étaient nos pauvres jambes engourdis, ce cadre, apaisant, aurait pu nous faire oublier, mon ami Étienne Coté Paluck, son assistant Jean Elie Fortuné et moi, le long périple, pédestre et motorisé, de plus de 8h, que nous venons de réaliser pour quitter Port-au-Prince sans passer par les territoires contrôlés par les groupes criminels.
Un choix cornélien s’impose à tous ceux qui veulent laisser Port-au-Prince en ce moment, alors que l’aéroport international Toussaint Louverture et l’aérogare Guy Malary sont fermés aux vols internationaux et locaux depuis deux mois: faire un long trajet ou traverser les territoires contrôlés par les bandits. Depuis plusieurs semaines, je consultais des amis pour savoir comment laisser la capitale pour me rendre au Cap-Haïtien ou en République dominicaine. J’avais eu une invitation pour prendre part, du 16 au 19 mai 2024, au Festival international du journalisme de Carleton-sur-Mer, en Gaspésie, Canada.
L’option la plus sûre, pour ceux qui en ont les moyens, est de se payer un vol d’hélicoptère. Un scénario inenvisageable pour une petite bourse comme moi. La deuxième option serait de me rendre en République dominicaine ou au Cap-Haïtien en autobus. Ceux qui ont déjà emprunté ces chemins ont témoigné que les chauffeurs des autobus sont obligés de s’arrêter dans plusieurs points pour payer des « droits de passage » aux groupes criminels.
Certains passagers en sont sortis traumatisés. Selon les témoignages, le risque pour un voyageur muni d’un passeport et d’un visa ou d’une autorisation de voyage, de se faire enlever par les malfrats est énorme. Je ne serais jamais enclin, en connaissance de cause, à courir le risque de me frotter aux gangs sans foi ni loi.
Un autre ami m’a parlé de la possibilité de me rendre dans le Sud-est ou en République dominicaine, en passant par les montagnes de Kenscoff et de Seguin. On peut faire ce trajet à moto ou dans un VTT Polaris. Avec Étienne Coté Paluck, et sous les conseils de Danio Darius, qui fréquente régulièrement ce chemin à cause de son travail dans une ONG à Jacmel, j’ai opté pour ce scénario relativement rassurant.
Notre aventure commence ce 5 mai, vers 9h27. Avec un sac à dos, un casque, et une paire de lunettes, nous sommes prêts à braver cette route qui s’annonce difficile, après les pluies diluviennes de début mai. Après avoir grimpé Montagne noire, après avoir traversé le marché communal de Kenscoff, une ornière, où s’entrecroise motocyclistes, piétons, marchandes de légumes, les 4/4 rutilants des ONG, etc., s’ouvre sur le cadre rural, nanti de sa végétation dense et luxuriante.
Le décor est marqué par des cahutes faites de planches et de tôles, des femmes qui cultivent les champs, des animaux qui transportent la moisson, des attroupements de voisins dans chaque carrefour, des petits marchés des quartiers où l’on écoule les denrées. Le dépaysement est total et jouissif. Port-au-Prince, ses bruits, ses tourments et ses gangs, est déjà si loin.
Plus nos motos s’enfoncent dans ces montagnes successives, plus le mode de vie à la campagne paraît évident. La précarité semble être à bout portant. Aucun signe visible de représentation de l’Etat. Les « bank » de loterie, les églises et quelques établissements scolaires sont remarqués. Aucun signal téléphonique. Les seuls signes de l’existence des deux compagnies de téléphonie mobile sont les kilomètres de câbles de fibres optiques enfouis sous le sol et qui, dans certains cas, remontent à la surface.
Au bout de 45 minutes, on se rend compte qu’en plus du trajet en moto, il faut également marcher. Certaines pentes sont plus abruptes que les autres. On dévale sans frein morne « Ti Muska », avant de gravir, une quinzaine de minutes plus tard, morne « kay Jacques », qui sépare Kenscoff de Seguin. Des mornes aux noms si particuliers, si poétiques à l’envi. On ne peut pas accéder au mont escarpé de « Kay Jacques » sans difficultés.
La route est inaccessible aux automobiles. Pour les motos, en plus du chauffeur, il faut le « booster » d’une autre personne. En échange de quelques gourdes évidemment. Les voyageurs, à pied, peuvent mettre jusqu’à 2h avant d’arriver au sommet. Après « Kay Jacques », nous traversons la forêt des pins, où la déforestation suivie de la parcellisation n’est vraiment pas une fiction. Ensuite, nous traversons successivement Séguin, Belle-Anse, Marigot avant de parvenir à Cayes Jacmel, au bout d’environ 8h de route.
Selon les témoignages recueillis sur la route et d’après nos observations, les usagers ne sont pas toujours exempts du danger. Les accidents sont monnaie courante. Lors des périodes de crues, certaines personnes sont également emportées par les eaux de ruissellement au niveau de la rivière « madan Baron », au milieu de la forêt des pins. Cette route, selon les riverains, est très fréquentée depuis que Martissant est devenu infréquentable. « Les madans Sara, les officiels, les fonctionnaires publics et privés, les citoyens ordinaires, tout le monde passe par ici », indique un habitant de la zone, fustigeant au passage les autorités qui n’ont rien fait pour construire une vraie route.
Fatigué après mon premier trajet, je passe la nuit à Cayes-Jacmel avant de poursuivre mon périple pour atteindre les Cayes dans l’après-midi du lundi 6 mai. La cité d’Antoine Simon compte un parmi les deux aéroports du pays où l’on opère des vols commerciaux en Haïti en ce moment. La liaison Cayes-Cap Haïtien, inaugurée durant la crise, est très achalandée, avec au moins 2 vols par jour.
Mardi 7 mai, après 35 minutes de vols en milieu de journée, 3 jours après avoir laissé Port-au-Prince, me voilà enfin dans un aéronef de World Atlantic Airlines, exploité par Sunrise Airlines, en compagnie de plus de 150 passagers en direction de Miami après avoir dépensé beaucoup plus que les dollars habituels pour moins de deux heures de vol.
À mesure que l’appareil s’engouffre dans le ciel, au dessus de l’océan, Cap-Haïtien, son port, sa baie, ses catastrophes urbanistiques, ses quartiers surpeuplés disparaissent sous nos yeux. Le temps de m’assoupir dans mon siège pour compenser les fatigues de ces derniers jours. Mon périple prend fin tranquillement. Je rêve déjà à mon retour qui sera certainement aussi chaotique que l’aller, à moins, bien entendu, que l’aéroport international Toussaint-Louverture reprenne du service.
Source : Le Nouvelliste
Lien : https://lenouvelliste.com/article/248093/sortir-de-port-au-prince-sans-croiser-le-chemin-des-gangs